L’aube s’est accoudée à l’unique rocher de l’oasis. La concession de la famille Bakar somnole encore. Seul le vieux Askar, l’aïeul est réveillé. Pour être plus exact, il n’a pas fermé l’œil de toute la nuit. Il est perturbé. La communauté compte sur lui pour le choix du nouveau roi. Il a prié Allah en se prosternant plus que d’habitude. Il a consulté les astres pour connaître le moment propice à une intronisation.

Lourde responsabilité pour le vieux sage. La situation est urgente. Le comité des anciens a parlé. Askar est le plus âgé de la tribu des gardiens des traditions. C’est à lui donc de s’acquitter du choix du nouveau roi. La communauté était divisée en plusieurs tribus et non en castes. Seule était bannie celle des forgerons –chasseurs.

Cette dernière tribu était pourtant la plus habile et la plus intelligente de toutes.

Les bannis fabriquaient le javelot, le poignard, les ustensiles de cuisine.

Les vieux de cette tribu circoncisaient les garçons. Leurs femmes se révélaient être des matrones expertes dans les excisions et les accouchements.

Askar se souvenait de son ami Dayib, le fils du forgeron. Dans leur enfance et leur jeunesse, ils étaient inséparables. Il se rappelait que quand ils furent en âge nubile, Dayib avait aimé la belle Aicha, la fille d’un des notables de la communauté. Et que c’était réciproque. Cette histoire avait fait beaucoup de bruits et a brisé bien des sentiments. Et même leur amitié. Dayib fut banni du village. Les siens à qui cette idylle engendra beaucoup de tords, lui tournèrent le dos.

Des années plus tard, Askar apprit que le jeune homme s’était exilé en Arabie et qu’il s’était beaucoup enrichi. Maintenant qu’il était vieux et que la communauté l’avait chargé de trouver le nouveau roi, pourquoi Askar ressassait-il des souvenirs enfouis au plus profond de son âme?

Pour le devoir qui lui incombait, il n’avait pas totalement les pleins pouvoirs. Ce n’est pas lui qui choisissait le nouveau roi. Il devait juste organisé la cérémonie  en observant  un certain nombre de règles et protocoles.

Cela consistait à  réunir tous les jeunes gens âgés de vingt à vingt-cinq ans de la communauté. Les bannis avaient droit à un seul représentant. Les jeunes se répartissaient en équipes par affinité. Ils s’affrontaient en plusieurs disciplines, à savoir la lutte, la danse, les devinettes. Les finalistes  déposaient leurs poignards dans un sac en cuir de vache.

Dans l’assemblée, le gardien des traditions choisissait une main innocente, capable de poser la première pierre d’une mosquée. Celle-ci était invitée à glisser sa main dans le sac aux poignards pour en prendre un. Le propriétaire du poignard ainsi choisi serait intronisé sur le champ.

Askar savait que c’était le bon moment. Il avait plu, l’herbe était grasse et les étoiles étaient bien alignées. L’ancien monarque était mort depuis deux ans. La communauté craignait l’anarchie si cette situation perdurait.

Askar priait pour que le choix d’Allah se porte sur un homme sage et pieux. Il avait mis le myrte sur les braises et versé le café dans tous les angles de sa case pour que les ancêtres guident la communauté à faire un choix judicieux.

Nous voilà au jour tant attendu. L’oasis abrite la quasi-totalité de la communauté venue de tous les villes et villages environnants. Le soleil est au zénith. Les poignards des gagnants est dans le fameux sac en peau de vache. Une petite vierge est prête à glisser sa main dedans pour en extraire l’arme de l’élu.

Le silence est compact dans l’oasis. Même les feuilles des arbres et l’eau des ruisseaux semblent comprendre la solennité de l’instant et se taisent.

La petite fille introduit sa main dans le sac et prend un poignard. Personne dans l’assemblée ne peut reconnaître l’arme. L’enfant est guidée vers les sages qui doivent identifier le propriétaire.

C’est grâce au symbole gravé sur le pommeau en bois du couteau ou sur l’étui en cuir que s’effectuera l’identification de l’élu. Chaque famille a son propre sceau.

Le premier sage qui reçoit l’objet des mains de la fillette reste stupéfait. Les autres réagissent de la même manière. Sans informer l’assemblée présente, ils décident de remettre le poignard dans le sac. Un guerrier mélange les couteaux sans regarder l’intérieur du contenant. La petite fille doit à nouveau prendre un poignard.

Nouvelle stupeur chez les sages. Cette fois, les spectateurs s’agitent, posent des questions. D’habitude, le premier choix est définitif. On recommence le rituel pour une troisième fois. Sur le visage des sages se côtoient le désarroi, la peur, la colère et même le dégoût. Le ciel leur aurait joué un mauvais tour ? Les ancêtres les avaient-ils abandonnés ? La communauté attend le verdict et s’impatiente.

Il est temps de parler pour les sages. Il faut donner le nom du nouveau roi.

Un sage prend la parole : Au nom d’Allah le miséricordieux, salut et paix pour notre prophète Mohamed. Pardon et paradis pour nos ancêtres. Paix et lait pour nous qui restons sur terre. Il y’a un dicton de chez nous qui dit : celui qui vit, verra beaucoup. Et aujourd’hui j’ai vu l’impossible se réaliser.

La main innocente a tiré au sort par trois fois le même poignard. Les étoiles et les cauris nous avaient prédit un roi exceptionnel. Allah a guidé la main de la vierge. Le résultat est aux antipodes de ce que nous attendions tous, mais n’oublions pas que c’est le choix divin. Ne pas le respecter serait blasphème. Le ciel a donc choisi pour nous comme monarque le jeune Doualeh…

La communauté s’agite. Le sage n’a pas satisfait la curiosité des gens. Doualeh  est un nom assez commun. Quelle est sa famille ? Sa tribu ?

Le sage continue : le seul Doualeh  qui a participé aux épreuves avec l’équipe gagnante est le fils du forgeron.

Un banni ? Roi ? La foule eût  le même visage aux traits allongés que les vieux sages à la vue du poignard sélectionné par l’enfant innocente. Le silence était opaque. Certaines personnes avaient la bouche ouverte sans aucun son ne puisse en sortir.

Askar et les siens ne pouvaient que respecter cette décision divine. Ils prêtèrent donc allégeance au nouveau roi issu de la tribu des bannis. Croyants et superstitieux à la fois, ils craignaient la colère divine et la malédiction des astres en cas de rébellion.

La lune avait déjà éteint le soleil quand la cérémonie prit fin.

Askar eût ce soir-là une tendre pensée pour son ami Dayib, disparu de sa vie bien avant l’avènement l’année aux chiffres ronds.

Choukri Osman Guedi