On ne saurait évoquer l’histoire contemporaine de Djibouti sans rendre hommage au rôle fondamental qu’y ont joué la chanson, la poésie et le théâtre. Bien plus que de simples expressions artistiques, ils furent à la fois la voix des sans-voix, l’arme des opprimés et le ciment de l’unité nationale en gestation. Dans ce petit pays de la Corne de l’Afrique, l’art se fit tour à tour miroir des douleurs collectives, porte-étendard des idéaux de liberté, et vecteur de cohésion sociale face aux tentatives de division coloniale. Des premiers balbutiements de la chanson somalie au cœur des années 40 jusqu’aux œuvres patriotiques des années 70, c’est toute une épopée culturelle et militante qui accompagna la longue marche vers l’indépendance. En retraçant le parcours des artistes, des troupes et des œuvres emblématiques qui ont jalonné ce combat, cet article entend saluer la mémoire de celles et ceux qui, par leurs talents et leur engagement, ont forgé l’âme de la nation djiboutienne. Car, à Djibouti, l’art ne fut jamais un simple ornement de la société : il en fut le souffle vital, l’espoir incarné.

On a coutume de dire que Djibouti est le berceau de la chanson somalie dans la Corne de l’Afrique, un creuset où la culture populaire prit très tôt des accents de liberté et de résistance. L’histoire débute au seuil des années 1940, lorsque Abdi Sinimo, chauffeur de camion sur la route reliant Djibouti à Borama, décide de constituer le tout premier groupe artistique moderne : le Balwo Band. À ses côtés, on trouve Ibrahim Garab Yare et la première femme somalie à chanter en public, Khadidja Balwo. Ce groupe novateur, exilé un temps à Borama et Hargeisa, jette les bases d’un mouvement artistique appelé à jouer un rôle majeur dans l’histoire de la région. Ce Balwo Band initie un répertoire inédit, à mi-chemin entre le chant traditionnel et la chanson engagée.

Il faudra néanmoins attendre 1954 pour voir s’épanouir pleinement la chanson et le théâtre en langue somalie, grâce à la création de la première radio locale par la Radiodiffusion Française (RDF). Les ondes offrent alors une nouvelle tribune aux artistes : Abdillahi Bullale, Aisha Djama, Sureer Houssein, Maryan Mursaal (à ne pas confondre avec son homonyme somalienne), Djama Souleimen, Said Ismail (Xamarqoodh) comptent parmi les premiers à faire vibrer les cœurs au son de leur langue.

En 1957, naît la première troupe théâtrale unitaire : Israaca-Jabuuti (Djibouti uni), dirigée par Abdoulkader Waaberi Askar, futur président de l’Assemblée nationale. Aux côtés des chanteurs et poètes, des musiciens talentueux, notamment des Djiboutiens d’origine arabe, façonnent les mélodies : Daaha Mohamed, Ali Damam, Ali Ibrahim, Salah Cantari, Ibrahim Said… Ces artistes contribuent à l’essor parallèle de la chanson en langue afar, portée par des figures comme Johari, La’de.

Mais très vite, l’unité artistique vacille. Sous l’influence des autorités coloniales, des troupes se forment sur des bases tribales — Buurta Caarey, Union de la jeunesse, Bonne Espérance — nourrissant les divisions ethniques au sein même de la scène culturelle. Les rivalités atteignent parfois des sommets : il n’était pas rare que des partisans jettent des pierres aux troupes rivales lors des représentations. Avec l’accélération de la lutte pour l’indépendance, les artistes prennent conscience du caractère stérile de ces divisions. Les trois troupes fusionnent pour donner naissance à Gacan Macaan, qui se range résolument aux côtés des indépendantistes et de la Ligue Populaire Africaine pour l’Indépendance (LPAI), dirigée par Hassan Gouled et Ahmed Dini à partir de 1973. Sous l’impulsion d’Adan Farah Samatar, premier président de la troupe, Hassan Elmi, Ibrahim Gadhle et Said Xamarqoodh, Gacan Macaan crée des pièces marquantes comme Nolol Geeridu Dhanto, Run ay Beeni Rifayso, Geedigi Koobaad (1975) et Geedigi Labaad (1976), qui mettent en scène la lutte du peuple djiboutien pour sa liberté.

Du côté afar, des formations engagées naissent également, telles qu’Igla Mao et Date Mao, qui dès le début des années 70 rejoignent le combat contre le régime d’Ali Aref Bourhan. Parmi les figures de proue : Ali Ahmed Oudoum, membre du Front de Libération de la Côte Française des Somalis (C.F.S.), qui anime des émissions patriotiques en langue afar à Radio-Mogadiscio ; Ahmed La’ade, qui crée avec Ahmed Al Gohari les premiers clubs musicaux afar ; ou encore Mohamed Ali Talha, prolifique compositeur et fondateur du groupe Egla Mao.

L’art : échos des inspirations

L’art devint alors l’écho des aspirations populaires, un outil puissant de sensibilisation et de mobilisation. La création artistique, loin d’être motivée par un quelconque intérêt matériel, était le fruit d’un patriotisme profond, à une époque où les artistes œuvraient sans grand soutien et souvent dans l’adversité. Poésie, théâtre, chanson : ces vecteurs culturels étaient le miroir des espoirs de tout un peuple.

Après l’indépendance, proclamée le 27 juin 1977, les artistes célébrèrent la levée du drapeau national dans un élan collectif, à travers chants, pièces et spectacles patriotiques. Toutefois, la reconnaissance espérée leur échappa : les contrats conclus avec les institutions, comme celui signé avec la Radio nationale, furent rompus, laissant les artistes désemparés et contraints de se disperser en troupes indépendantes. Le public, quant à lui, resta fidèle, mais les difficultés financières freinèrent la production artistique.

À travers toutes ces décennies, la poésie resta le socle de la culture djiboutienne. Elle fut la mémoire vivante du peuple, la gardienne des traditions et le reflet de ses combats. Les artistes avaient alors scellé un engagement : promouvoir la littérature et la poésie par la création de troupes permanentes, produire des œuvres témoignant des racines et des aspirations nationales, et renforcer les liens entre l’art et la société pour en faire un véritable levier éducatif.

Ainsi, de Balwo Band à Gacan Macaan en passant par Igla Mao, des pionniers de la chanson à ceux du théâtre engagé, l’art djiboutien a su, malgré vents et marées, inscrire dans la mémoire collective les pages glorieuses de la lutte pour l’indépendance. Et aujourd’hui encore, ses échos résonnent dans les cœurs, rappelant à chacun l’inestimable valeur de la liberté conquise.

Mohamed Aden Djama