Nommé à la tête de son portefeuille pour la première fois en 2005, M.Mahmoud Ali Youssouf, 56 ans, est un ministre des Affaires étrangères expérimenté. Pressenti pour prendre la tête du gouvernement au lendemain de la réélection du président Ismaïl Omar Guelleh à un cinquième mandat, en avril 2021, M. Mahmoud Ali Youssouf est pourtant reconduit dans son rôle de chef de la diplomatie qu’il connaît sur le bout des doigts. Comme la géopolitique de la sous-région. À l’heure où la situation éthiopienne commence à faire craindre le pire pour la stabilité de la Corne de l’Afrique et au-delà, il revient, dans les colonnes du magazine “Jeune Afrique”, sur les enjeux de cette crise. Entretien…

Jeune Afrique : Quelle feuille de route le chef de l’État vous a-t-il confiée pour ce quinquennat ?

Mahmoud Ali Youssouf : Nous voulons d’abord continuer à préserver la paix et la stabilité dans notre pays et dans la région. C’est une question transfrontalière aujourd’hui, car ce qui se passe chez nos voisins se répercute automatiquement chez nous, que ce soit sur le plan sécuritaire et sanitaire, mais également au niveau économique.

Notre diplomatie va notamment veiller à être plus active sur ce dernier volet pour accompagner la diversification de notre économie vers des secteurs où nous avons encore beaucoup à faire, comme le numérique, le tourisme ou l’énergie. Cette diplomatie économique, axée sur des secteurs prioritaires, est devenue obligatoire et nécessaire pour soutenir le développement durable de notre pays. Nos représentations diplomatiques à l’étranger ont reçu des directives pour travailler dans ce sens. Nos attachés économiques et commerciaux, les ambassadeurs eux-mêmes, doivent être les porte-voix de cette politique.

Est-ce pour répondre à ces missions qu’un vaste remaniement parmi vos ambassadeurs a été engagé depuis le mois de juin ?

Nous venons en effet de relever de leurs fonctions ou de mettre à la retraite quatre de nos ambassadeurs et six autres ont été rappelés.

Leurs remplaçants sont encore en cours de nomination, ainsi que notre premier ambassadeur en Côte d’Ivoire, puisque nous allons très prochainement inaugurer une représentation diplomatique dans ce pays. La Côte d’Ivoire est une locomotive de l’économie ouest-africaine et abrite également le siège de la BAD [Banque africaine de développement]. Il est donc très important pour notre diplomatie, qui vise aujourd’hui à attirer les investissements, d’ouvrir sa première ambassade en Afrique de l’Ouest, plus particulièrement à Abidjan.

Les ambassadeurs d’Éthiopie et de Somalie figurent parmi les « rappelés ». Est-ce lié au contexte de crise actuelle dans la sous-région ?

Les relations de Djibouti avec ses deux voisins sont aujourd’hui stable. Nous devons maintenir avec eux un lien de proximité, focalisé sur nos intérêts partagés en matière de sécurité ou de développement du commerce et de l’économie. L’actuel changement d’ambassadeurs répond à un besoin de renouvellement naturel de nos cadres diplomatiques dans la région.

Votre pays ressent-il les effets de la crise qui agite l’Éthiopie depuis plusieurs mois ?

Djibouti est le premier à subir les dommages collatéraux du conflit éthiopien. Nos économies sont tellement interdépendantes que nos relations sont quasi organiques. Toute perturbation chez notre premier partenaire commercial a donc des répercussions immédiates chez nous et nous commençons à les ressentir ces dernières semaines. Les trafics portuaires à l’import ainsi que le transit ont fortement baissé, tandis que, dans l’autre sens, nos produits importés d’Éthiopie, comme les céréales, les fruits et légumes, peinent à être acheminés. L’impact est réel et nous ne maîtrisons pas le cours des événements.

Craignez-vous un scénario catastrophe ?

Nous sommes persuadés que l’Éthiopie ne va pas se disloquer. C’est un pays complexe, habitué à traverser des crises profondes. La phase de transition entamée ces dernières années montre les limites du fédéralisme ethnique mis en place depuis trente ans. Et une succession de décisions malheureuses prises, tant par le gouvernement central que par le TPLF [Front de libération du peuple du Tigré], ont conduit à cette situation dramatique sur le plan politique et humanitaire.

Il va falloir beaucoup de temps avant que cette crise trouve sa résolution. La solution ne peut être que de long terme et établie sur le dialogue. C’est ce que souhaite la communauté internationale et c’est, du point de vue de Djibouti, la seule issue souhaitable. Il est aujourd’hui très difficile de voir comment vont évoluer les choses, mais il y a urgence à ce qu’un cessez-le-feu puisse être instauré le plus tôt possible. La situation nous préoccupe beaucoup et nous espérons vraiment qu’Abiy Ahmed, le Premier ministre éthiopien, règle cette crise.

Djibouti souhaite travailler avec une Éthiopie unie, pour voir nos économies continuer d’avancer vers une plus grande intégration.

Quelles conséquences les tensions communautaires éthiopiennes peuvent-elles avoir sur les populations afar et issa de Djibouti ? Des heurts sont intervenus début août dans certains quartiers de la capitale…

Des incidents ont en effet eu lieu dans certains quartiers où vivent les deux communautés. Ils sont l’œuvre d’agitateurs rapidement arrêtés et traduits devant la justice. La classe politique djiboutienne dans son ensemble doit rester très vigilante sur cette question et ne jamais donner l’impression de chercher à importer chez nous les problèmes communautaires éthiopiens. C’est le rôle de notre gouvernement de préserver la paix et la stabilité du pays et, pour cela, de suivre avec la plus grande attention les évolutions de l’Éthiopie.

En recevant le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi en juin, Ismaïl Omar Guelleh n’a-t-il pas craint de contrarier Addis-Abeba, qui est en froid avec Le Caire sur la question du barrage de la Renaissance ?

Djibouti ne joue pas la carte de l’Éthiopie contre l’Égypte ni le contraire. Ce n’est pas dans son intérêt. Quant au barrage, notre position consiste à rappeler à nos deux pays frères qu’ils doivent avant tout privilégier le dialogue. Et c’est exactement ce que nous avons rappelé au président Sissi lors de sa visite.

Face à ce contexte régional délicat, Djibouti semble pouvoir compter sur le soutien de la France. Comment qualifiez-vous aujourd’hui les relations avec Paris ?

Elles sont très bonnes, en effet. Les deux chefs d’État se comprennent et partagent la même analyse face aux enjeux régionaux. Nous avons pu avoir l’impression par le passé que Paris n’avait peut-être pas mesuré la force et l’importance de cette relation, notamment pour assurer la stabilité dans la sous-région. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Malgré les rumeurs, le partenariat entre la France et Djibouti est solide et a été réaffirmé en février dernier à Paris, par l’accord de principe des deux présidents sur l’ouverture des négociations pour la reconduction du traité de coopération en matière de défense qui devrait lier les deux pays pour dix années supplémentaires.

Olivier Caslin

Source : Jeune Afrique