« Notre objectif principal est de faire du Salon du Livre de Djibouti un espace vivant de rencontre, de réflexion et de découverte autour de la lecture et de l’écriture »

À l’occasion de la clôture de la 3ème édition du Salon du Livre de Djibouti, Madame Hibo Moumin, Ministre de la Jeunesse et de la Culture, revient sur les ambitions culturelles portées par son ministère. Dans un entretien exclusif à La Nation, elle expose les enjeux du développement de la lecture publique, la valorisation des talents locaux, ainsi que les défis liés à l’accès au livre sur l’ensemble du territoire. Portée par une vision inclusive et audacieuse, la Ministre trace les contours d’une politique culturelle résolument tournée vers la jeunesse, l’innovation et la décentralisation. Entretien.

La Nation : Madame la Ministre, quels sont les objectifs principaux que votre ministère s’est fixés en organisant la  3ème édition du Salon du Livre de Djibouti ?

Hibo Moumin Assoweh :  Notre objectif principal est de faire du Salon du Livre de Djibouti un espace vivant de rencontre, de réflexion et de découverte autour de la lecture et de l’écriture. Nous souhaitons valoriser les talents locaux, renforcer l’accès au livre pour toutes les générations, et créer un pont entre les auteurs, les éditeurs, les artistes et le public. À travers ce rendez-vous culturel majeur, nous aspirons à inscrire durablement le livre dans les habitudes des Djiboutiens, en particulier chez les jeunes, tout en promouvant les expressions littéraires dans toute leur diversité, qu’elle soit linguistique ou thématique.

L’édition 2025 s’est distinguée par deux grandes nouveautés qu’il convient de souligner.

La première est la mise en lumière du patrimoine théâtral djiboutien. Pour la première fois, le mythique Théâtre des Salines a été investi afin de proposer une série de représentations inspirées de notre répertoire dramatique national. Il s’agit là d’un acte fort, à la fois symbolique et politique, qui vise à réinscrire le théâtre dans l’imaginaire collectif et à permettre à une nouvelle génération de comédiens et de spectateurs de renouer avec une forme artistique vivante et engagée. Le projet d’interprétation par la troupe « Djib Talents » de Saddex baa is kufaantay (Le pari de trois), œuvre magistrale de Hassan Elmi, illustre parfaitement cette volonté de transmission. Grâce à la transcription et à la traduction de cette pièce par Dr Fatouma Mahamoud, nous ambitionnons une double représentation — d’abord en somali, puis, Insha Allah, en français — offrant ainsi aux jeunes une double opportunité : s’approprier un pan de notre patrimoine culturel et aiguiser leur conscience critique et esthétique.

La seconde innovation majeure fut l’introduction des chèques-lire. Ce dispositif, inspiré de pratiques internationales mais adapté à notre réalité, permet à des collégiens et étudiants de choisir eux-mêmes les ouvrages qui les intéressent. Plus de 630 chèques-lire ont été distribués au cours du Salon, suscitant un véritable engouement et favorisant une relation personnelle, libre et directe au livre. C’est une manière concrète de démocratiser l’accès à la lecture, en offrant aux jeunes les moyens de se constituer une bibliothèque personnelle et d’exercer leur liberté intellectuelle. Nous croyons fermement que ce type d’initiative, s’il est poursuivi dans la durée, peut initier un changement profond. Le Salon du Livre est, pour nous, à la fois une rampe de lancement, un catalyseur, et un miroir de l’ambition culturelle portée par le Ministère de la Jeunesse et de la Culture.

Comment évaluez-vous aujourd’hui la place du livre dans la société djiboutienne, notamment auprès de la jeunesse ?

Il est indéniable que la jeunesse djiboutienne manifeste un intérêt croissant pour la lecture. Cet éveil est le fruit de dynamiques multiples et convergentes : l’émergence de clubs de lecture dans les établissements scolaires, l’implication active des Centres de Développement Communautaire, ainsi que les actions portées par des associations littéraires locales.

Cependant, il serait illusoire de s’en tenir à cette photographie encourageante. De nombreux défis demeurent : l’accès au livre reste inégal, notamment dans les régions de l’intérieur ; le coût de certains ouvrages demeure prohibitif; les publications en langues nationales sont encore trop rares ; et les librairies ou espaces dédiés à la lecture font défaut dans plusieurs localités. Notre engagement est clair : faire de la lecture une priorité éducative et culturelle à l’échelle nationale. C’est un chantier de longue haleine. Nous devons aussi déconstruire l’idée selon laquelle le livre serait un objet réservé à une élite. Le livre est un outil d’émancipation, un compagnon de vie, un tremplin vers l’autonomie intellectuelle. À ce titre, il appartient à l’État, en partenariat avec la société civile, de créer les conditions permettant à chaque citoyen de le découvrir, de s’en emparer et d’en faire un levier de transformation personnelle et collective.

Plusieurs initiatives régionales, comme l’ALEAS (Association des lecteurs et des écrivains d’Ali Sabieh), participent activement à la promotion de la lecture. Comment votre ministère envisage-t-il d’encourager ce type de dynamique sur l’ensemble du territoire national ?

Nous sommes convaincus que la vitalité culturelle de notre pays repose en grande partie sur les dynamiques régionales. C’est dans cet esprit que nous avons lancé une stratégie nationale de lecture publique, en étroite collaboration avec les préfectures, les conseils régionaux et les acteurs associatifs. L’exemple d’Ali Sabieh, avec l’ALEAS, est particulièrement inspirant : il s’agit d’un véritable laboratoire d’idées, d’un espace de formation, d’un creuset de créativité. Notre ministère s’engage à soutenir ces foyers d’initiatives locales en accompagnant la création et l’équipement de bibliothèques de proximité, en renforçant le maillage des structures culturelles et en formant des médiateurs du livre dans les cinq régions du pays.

Nous souhaitons également rapprocher les auteurs du public, encourager l’émergence de récits ancrés dans les réalités locales, et favoriser les expressions littéraires dans nos langues nationales — l’arabe, le somali et l’afar. Par ailleurs, nous prévoyons des dispositifs d’aide ciblée, un accompagnement administratif et une valorisation accrue des initiatives associatives lors des grands événements culturels nationaux. C’est en adoptant une approche participative et décentralisée que nous pourrons bâtir une véritable culture de la lecture à l’échelle du pays.

Le Salon rassemble des librairies, des artistes, des auteurs et des institutions. En quoi cet événement contribue-t-il, selon vous, à structurer une véritable filière du livre à Djibouti ?

Le Salon du Livre constitue bien plus qu’un simple événement culturel : il est un levier stratégique pour structurer une filière du livre encore en construction dans notre pays. En réunissant tous les acteurs de cette chaîne — auteurs, éditeurs, imprimeurs, graphistes, traducteurs, distributeurs et libraires — nous rendons visibles les interdépendances, mais aussi les vulnérabilités du secteur.

Les échanges, les tables rondes et les ateliers professionnels organisés lors de cette édition ont permis d’identifier des pistes de collaboration concrètes. Les maisons d’édition locales ont exprimé leur besoin d’appui pour la diffusion de leurs ouvrages ; les libraires ont souligné les difficultés d’approvisionnement ; les auteurs, quant à eux, ont partagé leurs attentes en matière de droits d’auteur et de soutien éditorial.

Face à ces constats, notre ministère s’attèle à poser les bases d’une véritable politique publique du livre. Cela passe par la mise en place d’un cadre juridique protecteur pour les professionnels, le développement de formations spécifiques, et la création d’un observatoire national du livre afin de produire des données fiables sur la production, la lecture et la diffusion. Nous sommes convaincus qu’en multipliant les rencontres et en consolidant les métiers du livre, nous pourrons faire émerger un écosystème durable, dynamique et résilient.

Quels sont les projets à venir de votre ministère pour soutenir la lecture publique, l’édition locale et la diffusion du livre, notamment en langues nationales ?

Plusieurs projets structurants sont déjà en cours, et d’autres verront le jour à moyen terme. Nous réfléchissons à la création d’un fonds national de soutien à l’édition locale. Ce fonds visera à accompagner les maisons d’édition qui publient des auteurs djiboutiens, en particulier en langues nationales. Il financera également des projets de traduction, d’illustration et de numérisation d’ouvrages. L’objectif est de stimuler une offre éditoriale diversifiée, accessible et représentative de la richesse culturelle de notre pays.

Parallèlement, nous travaillons à la modernisation et à l’élargissement du réseau des bibliothèques publiques. Plusieurs chantiers sont déjà lancés, notamment l’équipement de médiathèques dans les régions de l’intérieur, en partenariat avec des ONG. Nous misons également sur des solutions innovantes pour desservir les localités les plus reculées. Une attention particulière est portée aux langues nationales, l’afar et le somali. Notre ambition est de faire de ces langues des vecteurs de savoir et de transmission, aussi bien dans l’enseignement que dans l’espace public et médiatique. Enfin, nous œuvrons à une meilleure intégration du livre dans les curricula scolaires, en étroite concertation avec le Ministère de l’Éducation nationale. Il ne s’agit pas simplement d’introduire de nouveaux titres, mais de penser une pédagogie de la lecture qui donne le goût de lire, qui forme des lecteurs éclairés, et qui accompagne les jeunes dans leur construction intellectuelle et citoyenne.

Notre conviction est simple : une société qui lit est une société plus libre, plus éclairée, plus confiante et plus juste. C’est dans cette perspective que s’inscrit résolument l’action de notre ministère.

Propos recueillis par Mohamed Aden Djama