Hayableh n’est plus un simple carrefour périphérique. Ce lieu, situé à la sortie sud de la capitale, s’impose aujourd’hui comme un véritable centre de gravité pour des milliers de citadins. Chaque minute, des dizaines de bus, de tricycles et de taxis déversent une foule bigarrée de passants, de clients, de travailleurs et de familles. Aux heures de pointe, l’atmosphère est saisissante : l’agitation est constante, l’espace saturé, les voix multiples. Pourtant, tout y est fonctionnel. Tout y vit. Reportage.

Ce qui impressionne à Hayableh, c’est la densité économique. Les commerces s’y succèdent sans rupture : cafés modestes, restaurants pleins à midi, supérettes bien garnies, marchands de légumes installés à même le trottoir, frites dorées servies à la chaîne par des mains expertes yéménites ou djiboutiennes, sachets de khat empilés, vendeuses de fruits à la voix forte. Ici, l’argent circule à une vitesse impressionnante. Le mobile money a trouvé un terrain fertile. L’usage des paiements électroniques est devenu la norme. Les bilans de la journée se font dans les recoins des boutiques, souvent sur un écran de téléphone.

Au milieu de ce mouvement, les banques ont discrètement trouvé leur place. Installées sur des artères secondaires, elles assurent le relais financier indispensable à cette économie urbaine. À quelques pas, les polycliniques privées côtoient les centres de santé publics, répondant à une demande croissante. Les files d’attente s’allongent dès le matin. On y vient pour un contrôle, une ordonnance, une échographie ou une simple consultation. Les patients arrivent à pied, en bus ou en taxi collectif, venant de Hayableh, mais aussi de Barwaqo, d’Umu Salama ou encore de la cité Hodan.

La vitalité de Hayableh repose sur son organisation spontanée. Au début, elle n’a pas été pensée sur plan, mais a émergé des besoins de ceux qui y vivent. C’est ce qui en fait sa force. Une place sans façade officielle, mais où l’essentiel se trouve : du pain, des pharmacies, de la communication, de la solidarité. Les cabines de téléphone, les guichets de recharge mobile, les imprimeries de rue et les magasins d’électronique ne désemplissent pas. Ici, on vend des écouteurs comme on vendait jadis des cigarettes : à la demande, en fonction des moyens, sans fioritures.

Des visages, des histoires

Ayan, vendeuse de fruits

Parmi ces voix qui animent Hayableh, celle d’Ayan résonne souvent plus fort que les autres. Elle a 34 ans, un foulard coloré soigneusement noué sur la tête et un sourire capable d’attirer dix clients d’un seul geste. Elle vend des oranges, des bananes et des mangues sur une table bancale, à l’ombre d’un vieux parasol troué. « Ici, dit-elle, il y a toujours du passage. Je vends vite, je rachète vite. Tout se joue dans le regard et le mot juste. » Son mari conduit un tricycle à quelques rues de là. Ensemble, ils forment une micro-économie familiale : elle achète les fruits au marché de Rimbaud à l’aube, lui transporte les sacs et, parfois, les clients qui veulent acheter en gros. Leur journée commence avant le lever du soleil et s’arrête après la dernière prière du soir. À Hayableh, Ayan ne se sent jamais seule : « Il y a toujours quelqu’un pour m’aider, me prêter un peu, ou me rendre service. Ici, c’est comme une grande maison sans murs. »

Chaque jour, les habitants des quartiers périphériques s’y donnent rendez-vous. Hayableh n’est plus un détour, mais une destination.

Les élèves des écoles du secteur, leurs parents, les fonctionnaires de passage, les petits commerçants de PK12 ou de la cité Nassib s’y arrêtent pour faire une course, consulter un médecin ou simplement s’attabler dans une cafétéria. Les jeunes s’y retrouvent, les vieux y prennent le temps. Les policiers de la circulation régulent une mobilité continue, parfois improvisée, toujours tolérante.

Les marchands ambulants s’adaptent à chaque créneau de la journée. Le matin, ce sont les pains chauds, les fruits coupés, les bouteilles d’eau. À midi, les beignets, les jus frais, les repas à emporter. En fin d’après-midi, le khat revient sur le devant. Les vendeurs ne restent pas en place, ils circulent, négocient, observent. C’est dans ce mouvement que réside l’intelligence du commerce local. Une intelligence non académique, mais fondée sur l’observation, le besoin et l’opportunité.

Ahmed, réparateur de téléphones

À deux rues de là, Ahmed, 26 ans, a installé son petit atelier sous une bâche bleue tendue entre deux murs décrépis. Sur une table en fer, il aligne des coques de téléphone, des batteries, des câbles qu’il ressuscite avec patience. « J’ai appris seul, dit-il. Un oncle m’a montré au début, ensuite j’ai cherché sur internet. »

Sa clientèle ? Des étudiants, des chauffeurs, des mères de famille, des livreurs. Chacun vient déposer son téléphone pour une réparation express. Parfois, Ahmed offre le service gratuitement à un voisin en galère. « Ce n’est pas que du business, explique-t-il. Ici, si tu aides aujourd’hui, demain on t’aide. »

Son petit commerce fait vivre toute une famille : sa mère, ses deux sœurs encore au lycée. Il rêve d’ouvrir un vrai magasin, mais pour l’instant, son atelier de fortune est déjà un bureau d’affaires à ciel ouvert. « À Hayableh, on a tout. On n’a pas besoin d’aller plus loin. » Ce qui frappe aussi, c’est l’autosuffisance de l’espace. Plus besoin de se rendre au centre-ville. À Hayableh, on soigne, on mange, on prie, on achète, on vend, on éduque. Les écoles sont présentes, les pharmacies aussi, les mosquées pleines aux heures de prière.

L’État y est visible par la sécurité et les services de santé, mais l’économie est tenue par les mains du peuple. Il n’y a pas de grand bâtiment administratif, mais chaque boutique devient un bureau d’affaires.

Hayableh donne à voir ce que pourrait être une décentralisation réussie. Un modèle d’ancrage territorial basé sur les réalités locales.

Pas une zone annexe, mais un pôle économique à part entière. Une zone où les transactions sont multiples, les services diversifiés, la vie intense. Rien d’ostentatoire, mais une efficacité constante. Et surtout, une capacité à accueillir, jour après jour, semaine après semaine, un flot continu de visages, de récits, de vies entremêlées.

Loin des clichés d’un quartier marginal, Hayableh démontre que le cœur économique d’une ville ne bat pas seulement dans ses centres officiels. Il bat là où l’on échange, où l’on se soigne, où l’on vend, où l’on prie. Il bat là où la vie est pleine, imparfaite, mais sincère. Et à Hayableh, il bat fort.

Mahdi Kayad