Souvent qualifiée de “Nation des poètes”, la communauté somalie s’illustre par une tradition poétique orale d’une richesse exceptionnelle, où le verbe a toujours été un instrument de mémoire, de médiation, de résistance et de cohésion sociale. Des régions pastorales de la Corne de l’Afrique jusqu’aux villes de la diaspora, les locuteurs somalis ont fait de la parole poétique une véritable institution culturelle, mêlant métrique stricte et inventivité thématique. Ce long article propose un panorama historique, formel et social de la poésie somalie.

Un peuple de versificateurs

Les locuteurs somali, présents en Somalie, à Djibouti, en Éthiopie, au Kenya et au sein de vastes diasporas, sont traditionnellement considérés comme un peuple de poètes tant la poésie y tient une place centrale dans la culture orale. Dans ces sociétés pastorales et largement analphabètes jusqu’au XXᵌ siècle, toute l’histoire et les savoirs étaient transmis oralement par des chants et des récits. L’explorateur britannique Richard Burton, de passage dans la Corne de l’Afrique en 1854, observa ainsi que la région regorgeait de “poètes, poétesses, poétitos, poétaccios” et qu’aucun homme n’avait de valeur sociale sans talent poétique reconnu. Jusqu’à l’adoption officielle d’un alphabet somali en 1972, tout le patrimoine culturel somali circulait par voie orale, mémorisé en vers.

Formes poétiques traditionnelles

La poésie somalie classique obéit à des formes codifiées fondées sur le mètre et l’allitération. Les genres majeurs incluent le gabay (poème long solennel), le geeraar (chant court guerrier), le jiifto (vers mélancoliques), le buraanbur (forme féminine), le heello (poème d’amour populaire) et les hees (chants folkloriques). Chaque genre a sa métrique propre et une finalité sociale : débat, louange, satire, transmission morale ou esthétique.

Le poète comme figure sociale centrale

Dans les sociétés somalies traditionnelles, le poète n’est pas qu’un artiste. Il est porte-parole du clan, médiateur des conflits, chroniqueur historique et acteur politique. Lors de conflits tribaux, il joue le rôle d’arbitre verbal, opposant ses vers à ceux de ses rivaux. Il est aussi médiateur dans les conflits sociaux et éducateur moral via des proverbes. La poésie est l’équivalent oral de la presse : on y trouve satire politique, élégies sociales, et parfois même des “journaux poétiques” diffusés à la radio. Andrzejewski souligne que la transmission d’un poème pouvait atteindre des milliers d’auditeurs en quelques jours, même sans imprimerie.

Grandes étapes historiques

Avant la période coloniale : mal connu Période derviche (XIXᵌ–XXᵌ) : La résistance anticoloniale menée par Sayyid Maxamed Cabdulle Xasan s’est appuyée sur une intense poésie religieuse et guerrière.

Années 1960–1970 : Après les indépendances et l’adoption de l’alphabet en Somalie, la radio devient le vecteur principal des poèmes modernes. Des joutes poétiques (silsilad) rassemblent des poètes de toute la région.

Gouvernement de Siad Barre : Dans un contexte de censure, les poèmes allégoriques deviennent un mode de critique politique, diffusés par cassette ou radio étrangère.

C’est dans la même période qu’on a une éclosion artistique à Djibouti.

Guerre civile et diaspora : Depuis 1991, la poésie accompagne l’exil. Des poètes de la diaspora, établis notamment en Europe, en Amérique du Nord et dans les pays du Golfe, continuent à faire vivre la tradition sur les réseaux sociaux et les médias communautaires.

Facteurs d’influence : religion, conflits, diaspora

L’islam a toujours inspiré la poésie somalie, notamment par le biais de poèmes mystiques ou de chants de djihad dans la période derviche. Les conflits interclaniques et nationaux ont suscité des vers à la fois belliqueux et pacificateurs. La diaspora, quant à elle, a prolongé la tradition par la radio et Internet, réinventant le silsilad à l’échelle mondiale.

Quelques figures majeures

Raage Ugaas Warfaa

Ugass Nuur Ugass Robleh

Cali dhuux

Sayyid Maxamed Cabdulle Xasan : chef religieux et poète derviche, chantre de la résistance anticoloniale.

Salaan Carrabey : poète pacifiste et patriote, auteur de vers de réconciliation.

Elmi Boodhari : poète amoureux ayant rompu avec la tradition guerrière.

Hadraawi

Gaariye

Cabdi Qays

La poésie somalie n’est pas qu’un art : elle est une institution sociale, politique, mémorielle et spirituelle. Elle a su s’adapter aux bouleversements de l’histoire, des déserts pastoraux aux villes diasporiques, en conservant son pouvoir de dire, d’émouvoir et de réunir. Nation des poètes hier, la communauté somalie reste aujourd’hui encore un peuple pour qui le mot pèse plus qu’une plume, et vaut parfois une épée.

Il en est de même pour les communautés afars, dont la tradition poétique orale mérite une attention équivalente. Prochainement, un long article sera consacré à la poésie en langue afar, qui explore elle aussi les registres de l’épopée, de la satire et de la transmission sociale par le verbe chanté.

Mohamed Aden Djama