L’autre jour, je rendais visite à Jacques, un ami de longue date, ici, à Djibouti. Ses petits-enfants, de nationalité française et d’origine djiboutienne comme moi, étaient de passage, de retour de France après quelques années. Je les avais connus tout petits. Autant vous dire que j’ai été scotché en les retrouvant adolescents, déversant un français… disons… déroutant.

“Wesh tonton, ça dit quoi ?” m’a lancé le plus grand, avec un naturel désarmant. Sa sœur a enchaîné : “En vrai de vrai, on est trop contents d’être là, mais on a grave le seum de laisser les potes.” Là, j’avoue, j’ai cru entendre une langue étrangère. Et pourtant, c’était bien du français. Un français métamorphosé, dynamité, revisité par la jeunesse et… l’influence du rap.

Mais d’où vient cette dinguerie linguistique, qui traverse les continents et débarque jusque chez nous, à Djibouti ? Il faut remonter aux sources. Aux années 80, quand le hip-hop émerge en France. Dans les banlieues, les jeunes, souvent issus de l’immigration – y compris de la diaspora djiboutienne –, s’emparent de cette culture. Ils la font leur, la transforment, la métissent. Le rap devient leur voix, un moyen de dire leur vécu, leurs espoirs, leurs frustrations. Et avec lui, naît une langue nouvelle.

Cette langue, c’est un incroyable cocktail. Un mélange d’argot parisien, de verlan (vous savez, quand on inverse les syllabes), d’emprunts aux langues d’Afrique, du Maghreb, des Antilles. “Bicrave”, “bails”, “rodave”… Ces mots racontent la rue, la débrouille, la solidarité. “Seum” vient de l’arabe, “golri” est une pure invention. “V’là” est une contraction de “voilà”, pleine d’énergie. “En vrai de vrai” insiste sur la sincérité.

Mais ce n’est pas tout. Le rap, c’est aussi l’art de la formule choc, de la phrase qui percute. Les rappeurs s’amusent avec les mots, les tordent, les renouvellent. Ils inventent des expressions originales, des images fortes. “Être en PLS” (Position Latérale de Sécurité), c’est être complètement à plat.

Ce “parler jeune”, d’abord cantonné aux cités françaises, a fait du chemin. Internet, les réseaux sociaux, la musique en streaming… Tout ça a aidé à le diffuser. Aujourd’hui, on l’entend partout. En France, bien sûr. Mais aussi ici, à Djibouti, porté par la diaspora, par les échanges culturels, par la jeunesse connectée au monde.

Alors, faut-il s’inquiéter ? Faut-il avoir peur pour le “bon français” ? Les spécialistes, ici comme ailleurs, ne sont pas tous d’accord. Certains crient à la catastrophe. D’autres, au contraire, y voient une formidable vitalité.

Moi, en tant que journaliste djiboutien, témoin de ce brassage linguistique, je suis fasciné. Car ce qui se joue là, c’est le reflet de notre monde actuel. Un monde où les cultures se croisent, où les identités sont multiples, où les langues s’enrichissent mutuellement. Le français, langue de la colonisation, est devenu, entre autres, un outil d’expression pour des jeunes issus de l’immigration, qui se le réapproprient, le transforment, le font vibrer à leur manière.

Ces mutations profondes et durables  montrent que le français n’est pas figé. Il “bicrave” sa mue, comme on dit. Il se mélange, il évolue. Et c’est peut-être dans cette capacité à accueillir l’autre, à se laisser féconder par la différence, que réside sa force. Alors, la prochaine fois, tendez l’oreille… Le français de demain se parle peut-être déjà, ici et maintenant, avec un accent djiboutien, une touche de rap, et une dinguerie de créativité.

Said Mohamed Halato