Ou l’esquisse d’une historiographie de la chanson djiboutienne d’expression somalie
Abdallah Haji Osman est un connaisseur de la littérature traditionnelle et moderne somalie. Depuis ses jeunes âges à Diri-Dawa, il avait cultivé le goût d’écouter poètes et artistes qu’il pouvait rencontrer et parfois même enregistrer leurs propos dans des cassettes à bande magnétique. Quand, des années plus tard, il intégra la RTD et devint le responsable des Archives audio-visuelles de cette institution, il put concilier avec bonheur ses deux passions dans sa profession. De ses rencontres et discussions avec les poètes et les artistes sont nés des programmes de télévision et de radio qu’il dirigea avec succès durant plusieurs années. On se rappelle des longues émissions littéraires intitulées Tixmaal, « Vivre de Poésie », animées par l’auteur avec toujours des invités de renom. Il y avait aussi l’émission radiodiffusée, War iyo Waaya-arag, « des nouvelles et de l’expérience », qui a donné lieu à un ouvrage waaya-arag, « Expérience », publié en 2013.
L’auteur a perçu l’intérêt de consigner ses nombreux entretiens dans des ouvrages, en raison de l’importance accordée de plus en plus à l’écrit dans les sociétés traditionnellement orales, et le risque de disparition d’un pan entier de la mémoire collective. Ses fréquents entretiens avec des hommes et des femmes de culture, imbus de littérature, d’histoire et de coutumes traditionnelles, l’ont conduit à tirer de ces contacts plusieurs ouvrages. Son premier ouvrage est d’ailleurs consacré au poète et homme de tradition Jaamac Muuse Miicaad. Les rencontres avec les dépositoires de la mémoire et de la tradition l’on ensuite mené à s’intéresser au Xeer Ciise, ce corpus juridique du clan Somali-Issa, auquel il va consacrer un livre en entier. Abdalla Haji ne va pas pour autant délaisser l’art du spectacle et la poésie moderne somalie, puisqu’il va dédier, à titre posthume, un ouvrage intitulé Qalin ma Koobaan, à Ali Moge Geedi, ce poète Djiboutien trop tôt disparu.
Cet amour pour le théâtre, la chanson et la poésie, en somme pour l’art de la scène et du spectacle, va culminer avec la sortie du dernier ouvrage de Abdalla Haji, à savoir Sooyaalka Fanka iyo Hobollada Jabuuti. C’est un ouvrage d’histoire écrit par un érudit de la littérature somalie qui tente de tracer l’émergence et l’évolution de la chanson moderne djiboutienne d’expression somalie. Il brosse le portrait biographique et artistique des grands noms de cet art, aujourd’hui tous disparus. Depuis Ibrahim Djama (« Garabyare »), le pionner de la chanson moderne somalie, avec Abdi Sinimo, aux débuts des années 1940, jusqu’à Aden Elmi God (« Qooryare »), l’auteur de l’hymne national, en passant par Ibrahim Souleiman Gadhle, les frères Said et Abdo Hamargod, Mohamed Ali « Fourchettes », et tant d’autres. L’auteur fait défiler plus de trente grandes figures de la chanson et du théâtre somalis, tous de nationalité djiboutienne, qu’ils soient poètes-compositeurs, dramaturges ou chanteurs.
Parmi tous ces artistes, on note quatre femmes aux destins particuliers et qui ont eu chacune une histoire marquante avec la chanson et le théâtre. Il y a tout d’abord Hawa Geelqaad, la première femme à jouer dans une pièce de théâtre devant un public, une gageure à son époque, puis Roda Ahmed, rentrée dans l’histoire, semble-t-il, pour avoir remplacer au pied levé l’étoile de la chanson somalie de l’époque, Nimo Djama, dans une représentation théâtrale restée célèbre. Il y a également Nadifo Haji et Fatouma Ahmed Dembil reconnues pour leurs codkooda tolmoon, « leurs voix sublimes ».
Le livre fourmille d’anecdotes et d’informations concernant ces artistes et leurs œuvres. On y trouvera évoquée la première femme à passer sur les ondes de la radio et télévision de Djibouti, à savoir la chanteuse Aicha Awale, la première pièce de théâtre de la troupe Gacan-Macaan, laquelle troupe fut une fusion de plusieurs troupes d’artistes telles que l’« Union de la Jeunesse Djiboutienne », la « Bonne Espérance », etc. Cette première pièce jouée par Gacan-Macaan, avant l’indépendance, portait le nom bien évocateur, en ces temps de colonisation, de Nolol Geeridu Dhaanto iyo Run ay Beeni Rifayso, « une vie à laquelle la mort est préférable et une vérité que le mensonge déplume ».
Cet ouvrage présente un intérêt, à la fois, académique, en raison de la quantité de données historiques qu’il contient, et un intérêt de sauvegarde d’un patrimoine artistique en danger. Les artistes sont ceux qui nous empêchent de tourner en rond, ils occupent une place de choix dans l’évolution des sociétés et des mentalités. Par ailleurs, comme le disait si poétiquement le compositeur Aden Diriye (« Dacar »), par la voix sublime de Nadifo Haji Mohamoud,
Intay halabuurada iyo Tant que les auteurs et
Adduunyada hoobal joogo les artistes sont dans ce monde
Jacaylku hungoobi maayo L’amour ne sera point désappointé.
Il est à noter que l’avant-propos de ce dernier ouvrage de Abdallah Haji Osman est du Dr. Amina Nouh Bouh, Maître de Conférences à l’Université de Djibouti, tandis que la préface est signée par l’excellente Dr. Fatouma Mahamoud H. Ali de l’Institut de Langues de Djibouti (CERD), spécialiste du théâtre somali. L’ouvrage est disponible à la librairie Victor Hugo.
Dr Abdirachid Mohamed Ismail