
Dans les méandres de notre pays traversé par la tradition, le silence et la résistance, Aïcha Robleh déploie une œuvre théâtrale puissante et singulière. Juriste, femme politique et autrice djiboutienne, elle donne à la scène la fonction d’un miroir tendu aux femmes, à leurs luttes, à leurs espoirs. À travers des textes profonds et sans concession, elle interroge l’ordre établi, questionne les normes sociales et fait du théâtre un outil d’émancipation. Portrait d’une femme qui écrit pour éveiller les consciences et transmettre la parole des invisibles.
Dans les ruelles de Djibouti, là où les mots se glissent dans les replis du khamsin, une voix émerge, dense, portée par la justesse du regard et la précision du verbe. Aïcha Mohamed Robleh incarne cette voix. Née en 1965, elle fut juriste, femme politique, militante, mais c’est surtout par l’écriture théâtrale qu’elle a choisi de porter la cause des femmes, des oubliées, de celles que l’on contraint à se taire. En fondant la troupe La Voix de l’Est, elle inscrit son art dans le quotidien, dans les places, les villages, les marges, là où le théâtre devient aussi bien rituel que cri de vérité.
Engagée dès ses jeunes années dans les sphères publiques, Aïcha Robleh devient députée, puis ministre déléguée à la Promotion de la femme, du Bien-être familial et des Affaires sociales. Mais c’est par les planches qu’elle accomplit l’essentiel : faire entendre les voix des femmes dans une société où elles sont souvent tues. Son théâtre est direct, limpide, ancré dans le réel, traversé par une volonté farouche de justice. Elle n’écrit pas pour plaire, mais pour questionner, pour troubler parfois, et surtout pour libérer une parole.
C’est avec La Dévoilée qu’elle signe son texte le plus emblématique. Primée par l’UNESCO, la pièce explore les dilemmes d’Heila, une jeune mère djiboutienne revenue de France, confrontée à la trahison de son mari qui, durant son absence, a pris pour épouse leur servante. Heila, loin d’accepter son sort, choisit de quitter, de parler, de se dévoiler — au propre comme au figuré. À travers elle, Robleh trace une trajectoire d’insoumission. Elle met en lumière la violence sourde de la polygamie, le poids des conventions et la solitude des femmes prises entre deux mondes : celui de la tradition et celui d’une modernité incertaine.
La force de Robleh réside dans sa capacité à faire du théâtre une conscience en mouvement. Sa plume ne s’attarde pas dans la rhétorique : elle va droit au cœur du nœud social. Ses pièces sont jouées dans les quartiers, les bourgades, les milieux populaires, là où la scène devient un lieu de vérité immédiate. En 2015, elle adapte cette démarche au cinéma avec Pour une vie sans lame, un long métrage poignant qui s’attaque à la mutilation génitale féminine. Sans détour, elle y met en scène la tentative d’excision d’une fillette et le combat de sa communauté pour l’en protéger. C’est toujours le même credo : donner corps et voix à ceux que l’on réduit au silence.
Mais l’univers d’Aïcha Robleh ne se résume pas à une dénonciation. Il est traversé par une volonté de dialogue avec l’héritage. Ses personnages ne cherchent pas à rompre brutalement avec leur culture, ils veulent la réinterpréter, la vivre autrement, l’habiter dans la dignité. Ainsi, la tradition n’est pas rejetée, mais repensée, interrogée. Elle devient matière à réflexion, à transmission, à évolution.
En cela, son théâtre rejoint une tradition orale vivante dans la Corne de l’Afrique, où les contes et les joutes poétiques sont autant d’espaces de débat, de mémoire et d’éducation. Robleh inscrit sa voix dans cette continuité, mais avec la volonté de l’ouvrir à l’universel, de porter ses mots au-delà des frontières. Elle participe à de nombreux colloques, anime des cafés littéraires, s’engage dans des festivals, contribuant ainsi à faire exister une littérature féminine djiboutienne dans l’espace francophone.
Aujourd’hui, Aïcha Robleh fait figure de pionnière. Elle a su, par la rigueur de sa pensée et la finesse de son écriture, tisser un théâtre de l’intime et du social, où chaque dialogue sonne comme un fragment de vérité arrachée au silence. À travers La Dévoilée, Pour une vie sans lame et ses nombreuses interventions publiques, elle construit une œuvre habitée, vibrante, essentielle. Dans un monde en quête de récits libérateurs, sa parole continue de tracer un chemin.
Un chemin où les femmes ne marchent plus dans l’ombre, mais en pleine lumière.
Mohamed Aden Djama