Aboubaker Omar Hadi « Nous avons une ambition globale »
Président de DPFZA, Djibouti Ports and Free Zones Authority Par Zyad Limam
Le protocole d’accord signé entre Addis-Abeba et le Somaliland le 1er janvier dernier, pour permettre à l’Éthiopie d’avoir un accès « autonome » à la mer, rebat les cartes stratégiques dans une région déjà particulièrement fragile. Aboubaker Omar Hadi revient sur la compétitivité et les ambitions à moyen terme des infrastructures portuaires djiboutiennes.
AM : Selon des points de vue relayés par certains médias, en particulier à Addis-Abeba, le port de Djibouti serait trop cher, trop limité en capacité et avec de trop nombreuses contraintes de transports pour pouvoir servir l’économie éthiopienne. Quelle est la réalité sur le terrain ?
Aboubaker Omar Hadi : Aujourd’hui, les six ports de Djibouti à savoir le « vieux » port de Djibouti-ville, le terminal à conteneurs de Doraleh, le terminal pétrolier de Doraleh, le port polyvalent de Doraleh (DMP), le port de Goubet et le port de Tadjourah – présentent un linéaire combiné de quais de 6 578 mètres, ayant des profondeurs qui varient de 7 à 22 mètres, et offrant une capacité de traitement de 60 millions de tonnes de marchandises par an. C’est considérable.
Le port polyvalent de Doraleh (DMP) propose l’un des complexes portuaires en eau profonde les mieux classés au monde. Le port à conteneurs de Doraleh, lui, a été reconnu par la Banque mondiale et dans l’indice mondial de performance des ports à conteneurs (CPPI) comme l’un des tout premiers ports d’Afrique, au cours des trois dernières années.
À ces données, il faut ajouter les performances opérationnelles des infrastructures, avec une productivité de déchargement de 30 mouvements par heure pour les produits conteneurisés et un déchargement de 24 000 MT par jour et par navire vraquier. Cette efficacité permet également de réduire le temps d’escale des navires et le temps de rotation des camions dans les différents terminaux portuaires.
Sur le plan de la logistique, des infrastructures et des opérations, nous visons, sans complexe, le meilleur niveau mondial : être compétitif pour servir au mieux nos clients.
D’où viennent alors les difficultés et ce débat sur le « coût » ?
Le coût de transit de référence mondial représente en moyenne 2,5 % du prix CAF (coût, assurance, fret). Pourtant, même avec l’augmentation des prix du fret maritime, y compris les frais d’assurance, et le maintien des tarifs portuaires à un niveau fixe, la manutention dans les ports de Djibouti représente désormais moins de 1 % du coût CAF de la valeur de la marchandise. Nous sommes donc loin d’être « chers ».
Les difficultés et les goulots d’étranglement sont en aval du processus. Actuellement, les ports de Djibouti sont connectés au marché éthiopien via quatre voies principales : trois corridors routiers et une nouvelle ligne de chemin de fer électrique moderne de 756 km, inaugurée en 2016.
Le train (qui appartient à 75 % à l’Éthiopie et à 25 % à Djibouti) est encore insuffisamment utilisé, en particulier face à la concurrence des transporteurs terrestres éthiopiens. Et les coûts de ce segment sont élevés.
À titre d’exemple, les ports de Djibouti facturent 320 USD par conteneur de vingt pieds (pour la manutention, le déchargement et chargement sur les camions ou le train). Les frais de documentation du transitaire djiboutien s’élèvent à 60 USD par conteneur, tandis que les frais de documentation du transitaire éthiopien, eux, s’élèvent à 250 USD… Enfin, le coût de transport par camion sur le corridor Djibouti-Éthiopie s’élève en moyenne à 2 400 USD. Et ce transport est assuré à 98 % par les transporteurs éthiopiens.
De plus, la communauté des ports et de la logistique de Djibouti souffre sérieusement des retards de paiement de la part des utilisateurs éthiopiens, avec près de 30 millions de dollars d’arriérés cumulés.
Le partenariat stratégique et commercial avec l’Éthiopie, construit patiemment depuis plus de vingt ans, est-il toujours aussi solide ?
Cette coopération remonte même à plus loin. L’usage des ports djiboutiens par l’Éthiopie a été formalisé par un accord d’utilisation stratégique signé en 2002. Cet accord, à la fois unique et emblématique, a permis de fluidifier le flux de marchandises entre les deux pays, marquant un jalon majeur dans le partenariat.
Et depuis, les ports de Djibouti ont considérablement contribué à la croissance économique de l’Éthiopie, et de l’augmentation à deux chiffres de son PIB au cours des vingt dernières années. Pour soutenir cette émergence, nous avons constamment investi dans nos infrastructures portuaires, en offrant des installations modernes et adaptées, avec des performances reconnues comme étant parmi les toutes premières d’Afrique.
Dans notre esprit, il n’y a aucun doute : l’Éthiopie est notre voisin, c’est un pays frère et partenaire, avec lequel nous sommes engagés sur le très long terme.
Comment Djibouti analyse la concurrence progressive de Berbera, au Somaliland ?
Nous sommes convaincus que la concurrence est bénéfique et constructive pour toutes les parties impliquées, tant pour les ports que pour les clients. La région et l’Afrique ont d’immenses besoins. Tous les acteurs ont un rôle à jouer.
Comment se positionne l’industrie portuaire de Djibouti sur le moyen terme ? Êtes-vous totalement dépendant du marché éthiopien ?
L’Éthiopie est un partenaire et un marché important, que nous sommes déterminés à servir le mieux possible. Mais nous avons une vision et des ambitions de « grand large ». Par sa position géostratégique, et en ligne directe avec l’Asie, Djibouti dessert toute la région de la côte est du continent, de Suez en Égypte à Durban en Afrique du Sud. Nous développons activement l’activité de transbordement. Le port à conteneurs de Doraleh vient d’ailleurs d’investir dans quatre nouvelles grues STC Malaccamax, lui permettant de gérer des navires de 24 000 TEU. À moyen terme, nous voulons générer 50 % de notre activité sur le transbordement.
Nos infrastructures portuaires fournissent également un service d’éclatement aux lignes maritimes, en passant des navires entrants de grande taille aux navires de cabotage. Enfin, nos ports servent de portes d’entrée majeures sur les marchés de la COMESA. Intégrées à nos structures portuaires, les zones franches offrent un environnement propice au commerce international, permettant aux entreprises de prépositionner leurs marchandises à proximité des marchés cibles, raccourcissant ainsi les temps de livraison et les coûts. C’est le système de la free zone et du CAF djiboutien.
En définitive, aujourd’hui, l’ensemble « zone franche, importations de notre pays et activités de transbordement » représente 70 % du trafic transitant dans nos ports. Les autres 30 % représentent le flux à destination de l’Éthiopie.
Quels sont les grands projets en cours de modernisation et de diversification des plates-formes portuaires de Djibouti ?
Notre objectif est d’être au niveau de nos ambitions. Nous investissons pour rester leaders et servir nos marchés, pour agir aussi en amont et en aval du secteur portuaire. Djibouti vise ainsi à renforcer la connectivité de ses infrastructures portuaires et logistiques.
Un premier projet majeur concerne la consolidation de la connexion routière et ferroviaire des plates-formes logistiques. Nous prévoyons la construction du quatrième corridor routier vers l’Éthiopie, reliant nos ports à Galilé-Dawaleh, la frontière éthiopienne, avec un raccourci de 150 km. La connexion ferroviaire à nos terminaux pétroliers à Doraleh et Damerjog pour maximiser le volume est également en cours de réalisation.
La zone franche de Damerjog, partie intégrante de la « Vision 2035 » du pays, devra abriter plusieurs secteurs d’activité, y compris un complexe pétrolier. Ce complexe est stratégiquement conçu pour augmenter la capacité de manutention et de stockage des produits pétroliers, en exploitant l’emplacement privilégié de Djibouti pour le transbordement et les services maritimes, générant ainsi des revenus supplémentaires. Le projet pilote inclut la construction d’une jetée pétrolière d’une capacité annuelle de 13 millions de tonnes, et le développement d’un parc de stockage de produits raffinés d’une capacité initiale de 1 million de mètres cubes.
Pour profiter de l’avantage d’une plate-forme multimodale intégrée, le modèle « sea-air cargo » a été mis en place, afin d’offrir aux clients l’opportunité de réaliser des économies significatives et de désenclaver les pays de la région des Grands Lacs et au-delà. Les marchandises en zone franche peuvent être reconditionnées et réexpédiées par avion. Actuellement, nous desservons 19 pays et 22 villes en Afrique (Johannesburg, Kigali, Bujumbura, Abidjan, le Nigeria, etc.). Et nous souhaiterions mettre en place ce modèle vers l’Europe. Djibouti s’engage résolument dans la transition énergétique de ses infrastructures portuaires et logistiques, en accord avec la stratégie de développement durable. Cette orientation se concrétise par l’inauguration, en septembre, d’un parc éolien d’une capacité de 60 MW, et par le déploiement en cours de fermes solaires de 15 MW dans les zones franches.
Parallèlement, la mise en service du nouveau corridor routier (la RN18) contribue significativement à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, offrant un raccourci de 150 km. De plus, l’investissement dans l’« économie bleue » est illustré par le projet de construction d’un chantier naval de réparation. Cette installation permettra l’accueil de navires marchands, contribuant ainsi à la promotion de pratiques durables dans l’industrie maritime de la mer Rouge.
Un autre pôle de développement est la transformation de l’ancien port en un centre d’affaires d’excellence, ainsi qu’en un centre de récréation et de résidence haut de gamme.
Comment finance-t-on des projets aussi ambitieux ?
Nous avons acquis de l’expérience et nous travaillons sur plusieurs types de financements, notamment grâce à des partenariats bilatéraux stratégiques avec des pays amis. Nous utilisons au mieux nos ressources, et notre signature a de la valeur. Les quatre nouveaux portiques de Doraleh ont été ainsi acquis sur fonds propres. Le projet de réparation navale est soutenu par des banques commerciales aux Pays-Bas. La ferme éolienne de Goubet a été réalisée grâce à un partenariat entre l’AFC (Africa Finance Corporation) et FMO (la banque néerlandaise de développement entrepreneurial).
Source : Afrique Magazine