« Qui possède la mer Rouge possède le monde», écrivait Gabriel Hanotaux, historien et homme politique français du siècle dernier. Djibouti se présente comme le «phare de la mer Rouge ». Avec ses côtes qui s’étendent sur 314 kilomètres, Djibouti contrôle l’une des principales voies maritimes mondiales où circulent 20 % des échanges maritimes mondiaux. Mettant à profit sa position géostratégique, Djibouti accueille sur son sol des bases militaires françaises, américaines, japonaises, chinoises ainsi que d’autres forces étrangères pour soutenir la lutte mondiale contre la piraterie.
Étape importante sur les Routes de la Soie, porte d’entrée vers les pays d’Afrique de l’Est et seul débouché maritime pour l’Éthiopie, Djibouti a misé aussi sur sa position géoéconomique stratégique en multipliant les investissements pour moderniser le pays, le doter des infrastructures les plus modernes, transformer son économie pour placer le pays sur la voie d’un développement durable et inclusif. Avec l’adoption en 2015 d’un plan de développement ambitieux, « Vision 2035 », le « phare de la mer Rouge » promet à ses citoyens un avenir meilleur en relevant tous les défis de ce millénaire. Son Excellence, l’Ambassadeur de Djibouti en France, M. Ayeid Mousseid Yahya, a pris le temps de nous expliquer la stratégie de développement de son pays, le chemin parcouru depuis l’adoption de la « Vision 2035 », l’état des relations entre son pays et la France et les opportunités pour sûr entreprises françaises sur un marché ouvert sur plus de 400 millions de consommateurs.
« Savoir où l’on veut aller, c’est très bien. Il faut encore montrer qu’on y va », a écrit le Président Omar Guelleh en présentant le plan de développement « Djibouti Vision 2035 ». Presque dix ans après le lancement de cette stratégie, les investissements réalisés dans le cadre de cette Vision ont-ils placé l’économie du pays sur la voie d’une croissance durable et inclusive ?
Le Président a d’abord dit : « il faut savoir d’où l’on vient ». Lors de son accession à l’indépendance, Djibouti était un « rocher nu ». En 45 ans, nous sommes parvenus à faire de ce « rocher nu » quelque chose qui retentit en dehors des frontières de la République de Djibouti. Savoir ce qui a été accompli durant les vingt dernières années, depuis l’accession au pouvoir du Président Omar Guelleh en 1999 ? La réponse est simple : Djibouti a changé de physionomie. Tout d’abord au niveau de la ville elle-même, structurellement, la ville s’est métamorphosée, avec ses nouveaux bâtiments et immeubles. Ensuite sur le plan des infrastructures, nous avons développé nos ports, nous en sommes à sept aujourd’hui. Nous avons aussi transformé l’ancienne ligne de chemin de fer qui relie Addis-Abeba à Djibouti. Elle est aujourd’hui en deux lignes et électrique, la première en son genre en Afrique.
Par ailleurs, pour répondre à la demande croissante de la population, nous sommes partis chercher l’eau de mer. Nous sommes d’ailleurs parmi les rares pays en Afrique subsaharienne qui font de la désalinisation de l’eau.
En ce qui concerne l’énergie, nous souffrions dans les années 1990 de délestages fréquents. Nous avons établi des interconnections avec l’Éthiopie, ensuite avec une société espagnole nous avons construit une ferme éolienne au Goubet.
Par ailleurs nous travaillons avec les industriels français pour produire de l’énergie solaire : deux champs vont être construits dans le nord du pays. Et enfin, nous développons l’énergie géothermique et nous pensons produire dans les années qui viennent les premiers kilowatts comme l’ont fait le Kenya et l’Éthiopie. Voilà des exemples qui montrent que nous sommes sur la bonne voie. Ensuite vous me demandez si cela a été inclusif. Vous savez, la croissance, cela prend du temps.
A l’indépendance, Djibouti comptait entre 450 à 500 000 habitants. Aujourd’hui nous sommes un million. Nous avions à l’époque un seul lycée, nous en avons une quarantaine aujourd’hui. Nous avions quelques médecins, nous en avons des milliers aujourd’hui et autant d’universitaires. Tout cela n’est pas gratuit. C’est le fruit de la croissance et de la redistribution juste de la richesse créée pour répondre aux aspirations des Djiboutiens notamment dans les secteurs de l’enseignement, de la santé ou du logement et des filets sociaux. Voilà les fruits de cette croissance qui frôlait souvent les 7 % durant ces dix dernières années et qui est aujourd’hui de l’ordre de 3,5 %, en raison notamment des perturbations qui secouent le monde.
Dans le cadre de la « Vision 2035 », Djibouti a beaucoup investi pour moderniser le pays et le doter des infrastructures les plus modernes. Mais qu’en est-il alors des autres secteurs traditionnels de l’économie comme la pêche, le tourisme et l’agriculture ?
Djibouti est un pays touristique avec des sites incroyables. Mais ce petit pays craint le tourisme de masse et cherche à développer ses infrastructures touristiques tout en respectant et protégeant la nature. Dans la catégorie des hôtels haut de gamme, nous avions un seul hôtel : le Sheraton. Aujourd’hui il y a pléthore, du Palace Kempinski, aux hôtels 3 Etoiles. Bientôt, le groupe Accor ouvrira deux nouveaux hôtels dans la même catégorie. Par ailleurs, nous avons également plusieurs hôtels de bon standing. Nous travaillons à développer un tourisme respectueux de la nature et de l’environnement et nous refusons le tourisme de masse. Pour l’agriculture, notre grand souci était la disponibilité de l’eau. Maintenant que nous avons trouvé le moyen de subvenir à nos besoins, ce secteur se développe. Nous avons d’ailleurs une agriculture maraîchère qui s’améliore d’année en année et où le rôle de la femme est prépondérant. Elle pourra bientôt satisfaire près de 50 % de la demande locale. En ce qui concerne la pêche, comme vous le savez, la côte de Djibouti n’est pas si longue, elle ne fait que 314 kilomètres. Nous préférons conserver et développer la pêche traditionnelle plutôt que la pêche industrielle car nous voulons préserver nos fonds marins. Dans cette optique, les autorités accordent des aides et des garanties aux pêcheurs notamment pour acquérir des barques, la glace, et subventionnons le prix du gasoil. Imaginez qu’à partir de novembre et jusqu’en mars, vous pouvez nager avec les requins baleines ! Nous voulons sanctuariser cet endroit et nous voulons le préserver. Au niveau du chômage, quelles sont les retombées des investissements réalisés dans le cadre de la « Vision 2035 » ? Effectivement, nous avons « cette épine dans le pied ». Nous essayons de résorber ce problème, surtout le chômage des jeunes. Nous sommes un pays qui a acquis les réflexes de l’administration française, avec cette tendance à préférer aller vers le fonctionnariat plutôt que vers le secteur privé ou prendre l’initiative de créer sa propre structure. Pour remédier à cette tendance, nous avons pris un certain nombre de réformes pour pousser les jeunes vers plus de volontariat à travers notamment la mise en place du Fonds de garantie pour l’investissement. Le gouvernement a à cœur la question du chômage, mais il ne peut pas à lui seul résorber ce problème. Néanmoins, il reste attentif aux différents secteurs industriels qui se développent, notamment dans les zones franches, et veille à leur apporter son soutien afin qu’ils soient de véritables sources d’emplois. La « Vision 2035 » s’appuie notamment sur le secteur privé et les investissements étrangers. Quelles sont les mesures mises en œuvre pour que le secteur privé contribue à la croissance de Djibouti ?
A Djibouti, chaque grand groupe, comme Djibouti Télécom, Électricité de Djibouti ou les autres entités publiques, avait son propre Fonds qui lui permettait d’investir pour développer ses activités et améliorer ses performances. Aujourd’hui, nous avons un Fonds souverain qui regroupe tous les bénéfices. Il soutient la création d’entreprises et œuvre à la création d’emplois. Par ailleurs, nous avons un code des investissements très attractif. Il offre des facilités importantes pour les investisseurs étrangers, notamment exemptions d’impôts et taxes durant les cinq premières années en fonction de l’investissement initial. Tout cela a permis à des sociétés étrangères de différentes nationalités – turques, saoudiennes, chinoises et autres – de venir s’installer. Dans cette nouvelle dynamique, nous constatons, d’ailleurs, le retour de certaines entreprises françaises. Vous savez, les Français avaient perdu le goût de l’aventure et c’est bien dommage. Mais depuis l’arrivée du Président Emmanuel Macron, les choses changent. Mais il faut rester lucide car aujourd’hui, partout en Afrique, les pays européens sont concurrencés par des entreprises qui viennent d’ailleurs. Alors il faut être compétitif et ne pas raisonner en seules parts de marché, mais en termes d’investissements gagnants-gagnants et de long terme. Le marché de Djibouti, c’est une porte d’entrée vers d’autres pays de la Comesa, notamment l’Éthiopie, le sud Soudan et autres. Les premières années peuvent être difficiles pour les industriels et les PME-PMI françaises, mais le retour sur investissement peut aussi se faire très rapidement. Croyez-vous qu’il appartienne à la France de pousser ses entreprises à investir à Djibouti ou est-ce à Djibouti de les inciter à y investir? Le Président de Djibouti, lors de ses déplacements et visites en France, a toujours invité les entreprises françaises à ne pas rater le train. La France et Djibouti ont une longue histoire en commun, partagent la même langue, et les entreprises françaises seront toujours les bienvenues à Djibouti. Mais malheureusement avec la perte de ce goût de l’aventure, nous ne pouvions pas faire grand-chose. Les entreprises italiennes, émiraties, turques et autres sont venues prendre la place laissée vide. La nature a horreur du vide. Regardez, la Bred, la seule banque française installée à Djibouti, elle a bien trouvé sa place ! Elle a même un pied sur le marché éthiopien.
. La Chine a investi massivement à Djibouti. Elle transforme souvent une part de ses investissements en prêts. Or selon le FMI, le service de la dette pourrait atteindre cette année 5 % du PIB de Djibouti. Pensez-vous que cela peut peser sur l’autonomie du pays?
Deux investissements seulement ont nécessité des prêts chinois : le premier concerne la production de l’eau et le deuxième pour la construction de la ligne de chemin de fer Addis-AbebaDjibouti. La ligne de chemin de fer est une activité économique qui génèrera des bénéfices. Donc elle remboursera elle-même les investissements qui ont été nécessaires à sa construction.
L’autre investissement est fondamental puisqu’il s’agissait d’une denrée rare : l’eau. Depuis l’indépendance de Djibouti et jusqu’à aujourd’hui, nous luttons quotidiennement pour nous procurer cette denrée. Avec les investissements chinois, nous sommes allés chercher l’eau là où elle était, à 250 kilomètres, pour combattre la soif, pour le bétail, pour l’agriculture. La première retenue d’eau de pluie à Djibouti a été inaugurée il y a 4 ans. La présence française à Djibouti a durée 150 ans.
Donc les investissements chinois à Djibouti ne pèsent pas sur l’autonomie du pays ? Est-ce que les investissements de la Chine ou de certains pays du Golfe en France font peur à la France ?
Non. Les prêts chinois dans certains de nos projets ne sont jamais majoritaires. Ces prêts seront remboursés, comme nous l’avons fait d’ailleurs lorsque nous avons construit le port à conteneurs avec nos amis émiratis. Nous avons payé nos crédits et le port appartient depuis à Djibouti. Donnez-moi un seul pays qui se soit développé sans crédits. Pas même les États-Unis. Nous savons exactement ce qui est bon pour Djibouti, et nous ne ferons jamais ce qui peut un jour nuire à notre souveraineté nationale. Nous sommes certes africains, mais nous restons également cartésiens dans nos prises de décisions. Cette crainte suscitée « ça et là » est en réalité une pression entre les puissants et nous sommes les victimes.
« Paris devrait prendre conscience que l’intérêt de Djibouti n’est pas seulement d’ordre géostratégique. Il est aussi géoéconomique» commentait le Président Omar Guelleh dans un entretien à Jeune Afrique en novembre 2020. Comment évaluez-vous les relations entre la France et Djibouti aujourd’hui ?
Quel est le pays dans la Corne de l’Afrique qui a toujours été en paix et n’a pas connu de guerre ? Djibouti. La géostratégie joue bien son rôle. La présence des forces armées à Djibouti rend le pays plus sûr. Mais il faut aussi penser à la place géoéconomique de Djibouti. La France doit se demander si elle n’a pas raté quelques choses à Djibouti et corriger le tir. Je vous l’accorde, depuis l’arrivée du Président Macron, les choses bougent. D’ailleurs, lors de sa visite à Djibouti il a pu constater par lui-même ce qu’est devenu le « rocher nu ». Djibouti a entrepris des réformes pour encourager et attirer les investissements étrangers et surtout les investisseurs français. Notre Ambassade, ici à Paris, déploie toute son énergie dans ce sens. Elle est un membre actif de la Chambre de Commerce Franco Arabe dont la mission est de développer les échanges entre la France et les pays arabes, notamment Djibouti. Nous nous réunissons souvent avec les patronats. Nous recevons des délégations d’hommes d’affaires djiboutiens, et nous essayons de maintenir constamment une dynamique d’affaires. Aujourd’hui, nous sentons que les entreprises françaises sont à nouveau intéressées par Djibouti, mais il y a encore ce prisme de la France qui a perdu le goût de l’aventure et nous le regrettons. Les investissements français à Djibouti doivent être à la hauteur des ambitions des deux chefs d’État. Nous sommes optimistes, car nous sentons bien que les choses avancent. Il y a une nouvelle étude pour la construction d’un nouvel aéroport, le financement du projet sera réalisé avec un prêt concessionnel de la France. Voilà, un exemple qui montre que les choses bougent, mais encore faut-il pousser constamment pour que la volonté politique et la volonté économique se rejoignent. La Chambre de Commerce Franco Arabe peut-elle jouer un rôle important dans la redynamisation des échanges entre la France et Djibouti? La Chambre de Commerce Franco Arabe a déjà joué par le passé ce rôle. La CCFA avait organisé un petit déjeuner-débat en l’honneur du Président de Djibouti lors de sa visite en France en 2012. Comme je l’ai dit, nous sommes, à commencer par moi-même, très actifs au sein de la CCFA. Il y a une entente parfaite entre notre Ambassade et la Chambre. Je souhaite ainsi que le Président Reina, qui a déjà reçu le Président de la Chambre de Commerce de Djibouti, puisse relancer l’initiative qui n’a pu se réaliser en raison de la Covid-19, pour accompagner un groupe de chefs d’entreprises à Djibouti. La CCFA peut être le catalyseur auprès des PME-PMI qui veulent s’implanter à Djibouti pour accéder au marché de Djibouti et au-delà à un marché régional de 400 millions de consommateurs. Voilà la niche où la CCFA peut jouer un rôle important et je l’encourage à aller dans ce sens.