Lorsqu’on évoque l’extraction du sel durant la période coloniale, la plupart des Djiboutiens pensent immédiatement au lac Assal où depuis des temps immémoriaux des caravanes chargées de plaques de sel du lac ont alimenté les hautes terres éthiopiennes.  Revisitant l’histoire économique de la fin du 19ème siècle jusqu’aux années 1960, nous allons vous parler dans ce dossier de l’industrie salinière qui existait dans la capitale et qui a marqué durant plus d’un demie siècle, son empreinte dans l’espace urbain de la capitale.

Le commerce caravanier du sel

A partir du lac Assal et du lac Allol depuis l’antiquité s’est développé un commerce traditionnel caravanier qui va approvisionner les hauts plateaux Ethiopiens. Le sel est transporté sous forme de plaques sur des dromadaires conduits par des nomades afars, à travers des chemins accidentés parfois sur plusieurs centaines de km. Ce sel sous forme de barres(amolé) servira même tout au long du 19èmesiècle de monnaie d’échange dans une grande partie de la corne de l’Afrique en concurrence avec le thaler Marie-Thérèse, émis en Éthiopie depuis le règne de Ménélik II (1889-1913). Indispensable aux animaux domestiques comme aux hommes, ce commerce caravanier de sel va continuer durant toute la période coloniale et bien que règlementé, il perdure encore de nos jours. Des hommes d’affaire français installés à Djibouti songe à la fin du 19ème siècle à une exploitation semi industrielle du sel du lac Assal mais ils vont abandonner le projet car le lac Assal était très éloigné du tracé de la ligne de chemin de fer dont la construction vient de débuter en 1897. Abandonnant l’idée d’exploiter le sel du lac Assal, ils vont se tourner alors vers la mise en place de marais salants.

Les débuts de l’exploitation salinière

Les premiers à envisager la création de marais salants ce sont trois frères : Henri, LeonetAntoine LaFay qui vont prendre à l’administration coloniale une concession en 1900. Ne disposant pas des fonds nécessaires pour démarrer l’affaire ils vont céder leurs droitsen mars 1903 à Georges Mingois. Ce n’est que 7ans plus tard, en 1910, que l’administration légalisa la concession de George Mingois. En 1911 cette entreprise familiale prend le nom la Société des Salines de Djibouti, nom qu’elle va conserver jusqu’en 1929.L’exploitation concrètes des marais salants va commencer concrètement durant l’années 1912 avec la Société des salinesde Djibouti. Les conditions climatiques exceptionnelles (fort ensoleillement, forte teneur en sel de la mer rouge, faible pluviométrie, vente fort et vitesse d’évaporation importante) assuraient à cette activité des débuts prometteurs. La société, pour le pompage de l’eau de mer utilisait les premières années d’exploitation des moulins (voir photo ci jointe), ces derniers seront remplacés par des pompes hydrauliques par la suite.

L’essor de la production 1920-1939

De l’ordre de 500 t en 1912, la production va augmenter rapidement pour atteindre 10 000 tonnes durant la première guerre mondiale. A la fin du conflit la production va doubler en 1923. Tout au long des années 20, la production oscille autour de 25 000 tonnes.Par la suite, soucieuse de la concurrence des marais salants installés dans la région, la direction des salines de Djibouti modernise ses installations en assurant une meilleure gestion des bassins et des tables salantes. De 1912 à 1929, le seul débouché des salines de Djibouti reste le marché éthiopien.

En effet ce sel empaqueté dans des sacs et peu raffiné est transporté par le chemin de fer. Une portion de rail longeant l’avenue 13 relie les Salines à la voie ferré passant à Boulaos. Au début,uniquement tributaire du marché éthiopien qui absorbe 80% de sa production. Après la première guerre mondiale et l’essor de la production, il s’avère urgent de trouver de nouveaux débouchés pour le sel djiboutien. De 1920 à 1929, profitant de nouvelles installations portuaires, le sel sera exporté à l’ile Maurice à la Réunion au Kenya, en Inde mais aussi au Japon.

La Société des salines de Djibouti devient en 1929 la Société des Salines de Djibouti, de Sfax et de Madagascar. En 1930, la surface des salines augmente avec l’aménagement de 400 nouveaux hectares de bassins de concentration de Boulaos et de Haramous. La production va exploser à partir de 1929En trois ans, la récolte doubla, passant de 34 430 tonnes en 1929 à près de 60 000 tonnes, en 1931.La production se maintenait entre 60 000 et 70 000 tonnes. L’année 1936, avec 77 000 tonnes de sel récolté sera une année record. Durant la décennie 1930 -1940 on va donc assister à une augmentation importante de la production de la quantité de sel produite ainsi qu’à une restructuration des Salines de Djibouti.

De quelle façon cette restructuration va-t-elle se faire ?

La maison mère contrôlant les Salines de Djibouti va créer des sociétés commerciales en mettant en place deux pôles distincts tout en mettant en place une stratégie agressive de conquêtes à l’échelle mondiale :

• Un pôle production

• Un pôle commercialisation

Pour consolider la position des salines en Afrique de l’est est fondée le 26 mai 1930, une société spécifique : la Société franco-Ethiopienne pour le commerce du sel. Cette société anonyme au capital social de 4 millionsa son siège à Djibouti. Cette société avait le monopole de l’importation et de la vente du sel marin sur l’ensemble de la CFS et du territoire sur lequel s’exerçaitla souveraineté du gouvernement   Ethiopien. Pour consolider à l’internationale ses positions, une autre société aux ambitions mondiales est créée Le 28 mars 1934 :la Compagnie commerciale des sel marins, également dénommée Marine Salt Trading. Ella a pour objet comme le montre l’article 136 de son statut :

« Le commerce du sel.  A cet effet, elle intervient dans I ‘achat, le transport et la vente du seing en tous pays, la création où l’acquisition   de quelques façons que ce soit d’agences de ventes ou des dépôts entous points du monde, la conclusion de tous marchés et accords commerciaux de toute nature en vue d ‘achat et de revente du sel ». Bien que ladite société ait son siège à Djibouti en réalité c’est au siège social de la Société des Salines de Djibouti, de Sfax et de Madagascar, installé au 69 boulevard Haussmann, que les décisions se prennent. Parmi les actionnaires de cette Société, la Banque d’Indochine et deux industriels français métropolitains : René Bouvier et Louis Savon. Dernière opération mise en place par la Société des Salines de Djibouti, de Sfax et de Madagascar : une alliance avec un grand groupe : la Port Saïd Salt Association, société britannique installé à Alexandrie. 

De cette alliance va sortir une puissante société « au rein solide :  La Compagnie   des sels marins. En 1939 à la veille de la seconde guerre mondiale, les Salines de Djibouti appuyée sur un grand groupe semblent promises à un avenir radieux. Examinons maintenant quelles étaient les conditions de travail dans ces marais salants.

Les conditions de travail dans les salines

Les conditions de travail dans les Salines sont extrêmement pénibles car les ouvriers travaillent sous le soleil tête et pieds nue et sans aucune protection. Bien que mieux réénumérés que les autres manœuvres travaillant dans d’autres secteurs, le personnel reste très peu de temps en place car le travail dans les salines est usant. En effet au bout de quelques mois de travail, les hommes souffrent de multiples pathologies : problèmes respiratoires ou pulmonaires ; à cause de la réverbération de graves problèmesde vue pouvant aller jusqu’à la cécité partielle ou totale, ajouter à la liste des maladies récurrenteschez les sauniers diverses infections cutanées dues aux effets corrosifs du sel.

Les différentes catégories de travailleurs dans les Salines:

• Les terrassiers chargés de l’entretien des digues et canaux et de la circulation des eaux dans les bassins.

• Les ramasseurs de sel utilisant des pelles.

• Les piocheurs qui utilisent des pioches lorsque les amas de sel deviennent solides.

• Les ensacheurs qui mettent le sel dans les sacs.

• Les peseurs qui vérifient le poids de chaque sac rempli.

• Enfin les dockers qui chargent les sacs sur les navires.

Modulant l’effectif en main d’œuvre local en fonction de la demande en sel et de l’arrivée de cargos sauniers, en moyenne un millier de personnes travaillent dans les Salines dont deux cents permanents. Nous pouvons prendre à titre d’exemple l’effectif des travailleurs dans les Salines, durant l’année 1950. « Ainsi en 1950, la main-d’œuvre se décomposait en 185 permanents, 210 coolies journaliers payés à la tâche et quatre équipes de 300 dockers engagés à l’arrivée de cargos sauniers » (Colette Dubois, l’or blanc de Djibouti).

Au début des années 50 sous la houlette de Mahamoud Harbin président du syndicat du port, les sauniers soutenus par les travailleurs du port et ceux des travaux publics commencent à réclamer de meilleures conditions de travail et de salaire.

Tous ces réclamations vont culminer en 1956 ou l’ensemble des travailleurs du privé et du public vont déclencher une grevé générale qui sera largement suivie. Après cet évènement les autorités coloniales vont procéder au rapatriement de la main d’ouvre étrangère venue des régions limitrophes (Ethiopie, Somaliland, Yémen) qui travaillait dans les salines.

Maintien de la production de 1946 à 1950

La donne va changer radicalement après la seconde guerre mondiale pour l’exploitation salinière à Djibouti. En 1949, la Société des salines de Djibouti disparait et lègue toutes ses actions à une nouvelle société : La société des Salins du midi et des salines de Djibouti. La production de sel à Djibouti se maintient de 1946 à 1950 même si elle n’atteint pas celle des années 30. Et à partir de l’année 1952 va débuter le déclin inexorable de la production de sel dans les salines de la CFS.

1952- 1956 un déclin inexorable

En 1952 après un vote du parlement de l’Erythrée (à l’époque sous mandat des nations unies) qui décide de fédérer leur pays à l’Ethiopie un tournant se pose pour la production du sel de la CFS, bien que les décideurs français propriétaires des salines de Djibouti aient anticipé cet évènement en rachetant les salines d’Assab. En effet ces premiers vont écouler le sel d’Assab par la voie routière ou par mer à partir de Djibouti en s’associant avec la Compagnie maritime de l’Afrique orientale.  La CMAO, une société française spécialisée dans le transport des matières premières. Ce tour de passe-passe pour maintenir la production du sel de Djibouti ne put durer et l’exportation vers l’Ethiopie cessa définitivement en 1953. De 1952 à 1955 des exportations du sel vers le Japon permirent de maintenir la production mais Le Japon se ferma à son tour car il se tourna vers des fournisseurs offrant des tarifs plus avantageux.

En effet, malgré tous les efforts de modernisation menés par l’entreprise les frais de fret grevaient les chances de vente du sel djiboutien sur de longues distances. Un autre évènement extérieur qui se produisit en 1956, aggrava la situation :la première fermeture du Canal de Suez. C’est le début du déclin pour la direction des Salins du Midi qui va procéder à une compression de son personnel à Djibouti.  

1957-1961 : l’arrêt de la production.

Durant toute l’année 1957, la société ayant perdu à la fois le marché éthiopien et le marché nippon, sollicite à plusieurs reprise l’appui des pouvoirs publics. Peine perdue, car la demande d’aide de la direction des salins du Midi ne reçut aucun écho.Finalement,en septembre 1957 la direction parisienne décide de la mise en veille de l’exploitation, dans l’attente hypothétique d’une reprise du marché.Et l’ensemble du personnel est licencié. Cette reprise ne vint nullement et en 1961, la direction parisienne des Salin du Midi décida de fermer définitivement l’exploitation du site de Djibouti. C’est la fin d’une aventure industrielle prometteuse à ses débuts et qui aura duré en tout, une soixantaine d’années.Ces bassins abandonnés et asséchés plus tard, constitueront des terrains plats viabilisés et la Société Immobilière de Djibouti va y construire les cités d’Arhiba et d’Engueila durant les années 70, le reste des terrains vont constituer le quartier des Salines et seront vendus à des particuliers qui vont y construire des villas individuelles.