Dans le cadre de la semaine de la langue française, nous reproduisons un article publié dans les colonnes de la Nation en janvier 1996. C’est notre collaborateur, Abdillahi Aouled, diplômé de la faculté de lettres de Strasbourg, qui signe le papier. L’article met en relief deux idées fortes : l’isolement linguistique de Djibouti et la nécessité pour un Djiboutien de bien maîtriser cet outil commun à tous les francophones : la langue de Molière.

Jetons un coup d’œil rapide sur la carte du monde francophone et cherchons où se situe Djibouti sur cette carte.  Le constat est vite fait : nul pays francophone à l’horizon !  Ceux-là qui ont des frontières communes avec nous sont tous des anglophones. Djibouti, voilà un pays, linguistiquement isolé dans sa région. Un ancien ministre français, de passage chez nous, décrit Djibouti, comme « un îlot francophone dans un océan anglophone ». Cette formule ramassée n’est-elle pas pertinente ? En tout cas, la métaphore filée ne nous semble guère exagérée. Cet isolement linguistique, il est évident que Djibouti en souffre. Pas seulement sur le plan économique mais à tous les niveaux. J’ai l’habitude de me rendre souvent en Ethiopie. Et, dès que je franchis la frontière de Galileh, c’est fini : mon français devient une langue morte. Il me faut alors dépoussiérer mon anglais pour pouvoir communiquer avec les agents éthiopiens. Notre isolement linguistique, le reste du monde francophone en est-il conscient ? Et que fait-il, concrètement, pour que « l’îlot » ne soit pas emporté par « l’océan » ?

C’est justement notre position insulaire tout à fait particulière, dans l’espace francophone, qui fait tout le charme de Djibouti. Cela nous confère un rôle singulier dans la promotion, la défense et l’illustration de ce merveilleux outil : le français. Bien sûr, l’on peut se poser les questions suivantes : mais pourquoi diable le Djiboutien doit-il continuer à apprendre le français ? N’avons-nous pas nos propres langues à promouvoir ? Ce sont là des questions légitimes. Seulement voilà : qu’on le veuille ou non, la langue française fait partie de patrimoine culturel, de notre passé, de notre présent et de notre avenir pour de longues années à venir. Elle s’est incréée, s’enracinée dans notre société. A tel point qu’elle est devenue une caractéristique, un trait distinctif, une partie intégrante de notre identité à la fois individuelle et collective : ne définit-on pas Djibouti comme un pays « francophone » et notre pays comme nation « francophone » ?

Ce n’est pas tout : l’histoire de notre pays, sa constitution, son code pénal, ses lois : tout cela n’est-il écrit en français ? Peut-on, alors, pleinement s’intégrer dans notre société si l’on ignore le français ? Cela me parait difficile. Voilà pourquoi, dans l’état actuel de choses, le Djiboutien ne peut se passer de maîtriser la langue de Molière. Il doit l’apprendre, la posséder, se l’approprier. En vérité, une langue est, avant tout, un produit humain, commun à tous. Et, elle appartient à celui qui fait l’effort de l’apprendre. Né dans un pays francophone, le Djiboutien a le droit de maîtriser la langue de Hugo mais aussi le devoir de l’illustrer, tout en exprimant sa différence par sa manière de sentir, de penser, de voir et de concevoir le monde. En d’autres termes : une pensée djiboutienne exprimée par des mots français, avec un style reflétant certains traits de la personnalité djiboutienne de base, c’est là, à mon sens, que doit résider notre devoir d’originalité.