Chaque époque a ses symptômes. La nôtre est marquée par ce paradoxe : jamais nous n’avons eu autant d’histoires, d’informations, de savoir à portée de main, et pourtant, jamais la lecture n’a semblé aussi fragile. Il ne s’agit plus de simples impressions ou des soupçons : les chiffres, les enseignants, les bibliothécaires et même les parents le disent, parfois avec inquiétude – les jeunes lisent de moins en moins. Le livre, autrefois compagnon indispensable des esprits curieux, perd peu à peu du terrain au profit des écrans. Les jeunes, scotchés à leurs téléphones, défilent sans fin dans un flux d’images et de vidéos éphémères. Le geste noble qui consistait à tourner une page est remplacé par celui, machinal, de scroller.

Or, c’est bien plus qu’une habitude culturelle qui s’efface: c’est une discipline de l’esprit, une condition même de la liberté humaine. Lire, c’est s’exercer à la patience, à l’attention profonde, à l’effort fécond. Lire, c’est s’initier au dialogue silencieux avec un auteur, c’est habiter une durée, c’est entrer dans un univers qui demande un effort – mais qui, en retour, enrichit durablement. Là où les réseaux sociaux nourrissent le réflexe et l’instantanéité, la lecture forge la réflexion et la profondeur. Et il faut le rappeler avec force : tout grand leader est d’abord un grand lecteur. De Churchill à Mandela, de De Gaulle à Obama, l’histoire l’enseigne : le livre n’est pas un passe-temps, il est une école de pensée, une source d’inspiration, une arme de vision. Lire, c’est prendre une longueur d’avance sur le monde.

Car la lecture n’est pas seulement un exercice intellectuel: elle est une multiplication de vies. Chaque roman, chaque essai, chaque poème nous ouvre un univers. En lisant, nous vivons mille existences, nous traversons les siècles, les cultures, les émotions. Elle élargit l’âme, elle affine la sensibilité, elle embellit l’esprit. Là où les réseaux éparpillent, le livre rassemble. Là où l’écran sature, le livre élève.

Cette dignité du livre est d’ailleurs au cœur de notre héritage spirituel. Le premier ordre divin adressé au Prophète de l’islam, dans la caverne de Hira, fut un verbe impératif : « Lis ». Cet appel fondateur, qui inaugure une Révélation destinée à guider l’humanité, place la lecture au sommet des actes humains. Certains exégètes n’hésitent pas à affirmer que la dignité même de l’homme se mesure à sa capacité à lire. Lire, c’est honorer cette vocation supérieure : celle de comprendre, de méditer, de transmettre.

Malheureusement, pour les jeunes, prendre et ouvrir un livre est devenu un geste difficile. « Je dois parfois supplier mes élèves d’ouvrir un livre » confie une enseignante de français. Dans les bibliothèques, on multiplie les animations pour attirer les jeunes, mais comment rivaliser avec des contenus calibrés pour capter l’attention en quelques secondes ? Et pourtant, malgré cette domination des écrans, des étincelles demeurent. Des adolescents, parfois à contre courant, redécouvrent la puissance d’un roman ou d’un essai. « Quand j’ai lu L’étranger, j’ai compris qu’un livre pouvait me parler directement. », raconte Osman, jeune élève du lycée. Ces voix rappellent que la lecture n’est pas condamnée : elle réclame simplement un nouvel élan collectif.

Alors que faire face à cette érosion ? Laisser le livre s’éteindre serait un renoncement collectif. Il est urgent de réhabiliter la lecture comme un bien commun. L’école doit lui donner sens et saveur : moins d’exercices mécaniques, plus d’ateliers vivants, de rencontre avec des auteurs, plus de passerelles entre les univers littéraires et numériques, plus de lectures partagées. Les familles doivent recréer des moments où le livre retrouve sa place, fût-ce dix minutes le soir, à la manière d’un rituel, des moments où le livre redevient un plaisir commun et non une punition.

Les bibliothèques et les politiques culturelles doivent multiplier les initiatives pour faire du livre une fête, et non une relique poussiéreuse. Enfin, les médias et les responsables publics devraient rappeler que lire, ce n’est pas une option, c’est un enjeu civilisationnel. Et pourquoi ne pas imaginer des campagnes nationales, à l’image de celles pour la santé, qui rappelleraient que lire, c’est aussi se protéger de l’appauvrissement intellectuel ?

Il ne s’agit pas de diaboliser les écrans, ils peuvent être des alliés si nous les utilisons avec discernement, mais de rappeler que sans la lecture, nous perdons notre socle. Car lire, c’est apprendre à penser contre le flux, à résister au brouhaha. Lire, c’est construire une mémoire là où tout s’efface. Lire, c’est habiter le temps, alors que le numérique nous enferme dans l’instant.

Alors oui, ouvrir un livre dans le tumulte d’aujourd’hui relève presque du courage. Mais c’est un courage vital. Car un peuple qui ne lit plus éteint en lui la lampe de sa dignité, et avance dans la nuit de l’oubli. A l’inverse, une jeunesse qui lit est une jeunesse qui se projette, qui pense, qui invente. Au fond, la question est simple : voulons-nous être des passagers distraits du flux numérique, ou des acteurs lucides de notre destin ? Le choix passe par un geste simple, humble, mais décisif : poser son téléphone … et ouvrir un livre.