« L’EEI nous exhorte à former les enseignants pour qu’ils puissent forger des élèves capables  de s’engager dans le processus éducatif  à travers la réflexion collective »

 Ancien directeur général du CRIPEN, des années 2013 à 2015, Mohamed Moussa Yabeh (MMY) est actuellement conseiller technique du ministre de l’éducation nationale et de la formation professionnelle. Il est également, Secrétaire général de la commission nationale de l’UNESCO et en tant que membre du comité technique pour le projet pilote pour ‘‘une éducation équilibrée et inclusive’’, il est chargé du mécanisme du suivi de l’odd4. Homme modeste et mesuré,  Mohamed Moussa a bien voulu répondre à nos questions, lors d’une interview qu’il nous a accordée hier, pour nous donner des éclaircissements sur le Sommet international de l’éducation équilibrée et inclusive, qui s’est achevé dans la matinée d’hier à Djibouti.  Entretien…

La Nation : Pouvez-nous dire pourquoi le choix est porté sur Djibouti, quant à l’organisation de ce forum ?

MMY : Comme vous le savez, la première conférence internationale sur l’Éducation équilibrée et Inclusive de, a eu lieu en 2017 à Genève. Le 2ème Forum BIE 2030 qui a permis la signature de l’Appel International pour la cause d’une éducation équilibrée et inclusive, s’est déroulé à Mexico city, en novembre 2018 et cette année c’est la République de Djibouti qui a accueilli la troisième édition de ce Forum.  Le choix de Djibouti pour abriter le 3ème Sommet International pour une Education Equilibrée et Inclusive n’a rien de fortuit. Avant tout, il faut rappeler la concordance de vues entre les finalités et la philosophie qui sous tend le système éducatif djiboutien et la vision de l’Education prônée pour l’ERF pour que les systèmes éducatifs soient équilibrés et inclusifs.

Ensuite, Djibouti demeure à ce jour le 1er pays qui expérimente un projet pilote EEI. Ce projet est le fruit d’un long cheminement d’une pérégrination intellectuelle fructueuse entre le MENFOP et l’ERF qui a commencé en Novembre 2018. Les travaux du comité technique chargé de raccourcir la distance entre l’univers conceptuel et la classe, en d’autres termes, traduire en actes pédagogiques les piliers et les principes fondamentaux de l’EEI, ont surement pesé dans la balance.

Qu’est ce que l’Education Equilibrée et Inclusive?

L’Éducation Équilibrée et Inclusive, (EEI) est un concept, une réorientation en matière d’offre éducative. Elle nous invite, à enseigner tout en s’ouvrant au monde extérieur.

Dans le système éducatif djiboutien, il est question de prise de conscience de l’appartenance à la même nation et des efforts nécessaires à fournir pour renforcer la cohésion de cette même nation. Dans la même optique, combattre les préjugés et l’intolérance par «la promotion d’une culture de tolérance et de respect de l’autre» est une prescription. L’EEI s’appuie sur cette volonté de célébrer la tolérance et le dialogue interculturel, mais va au-delà en proposant un travail d’introspection, d’exploration de soi pour mettre en lumière les échanges et les emprunts mutuels qui ont étoffé des modes de pensée, des mœurs et des traditions d’apparence antagonique et éloignée les uns des autres, mais en réalité inextricablement liée, dans le but de permettre aux systèmes éducatifs d’assoir des politiques éducatives qui valorisent les savoirs endogènes et mettent en exergue la complémentarité et l’interdépendance des cultures. L’apaisement, la cohésion et la collaboration en vue de bâtir un monde meilleur en dépendent.

La contextualité est définie dans le guide mondial comme « une approche basée sur l’intégration et l’adaptation aux réalités, valeurs et aux cadres interprétatifs des apprenants dans le but de développer leur sens de la copropriété et de la cocréation» et il se trouve que « Développer l’enseignement et la formation professionnelle en rapport avec l’environnement socio-économique du pays», constitue un autre objectif majeur du système éducatif djiboutien. Comme l’importance de la prise en compte du contexte de l’élève pour la construction de ses savoirs n’est plus à prouver, la contextualisation des programmes et des contenus a été le maître mot des réformes successives qu’a connu notre système éducatif.

Entre les premiers moments de l’éducation formelle qui a débuté avec la méthode dite ‘‘Mamadou et Bineta’’, trois réformes d’envergure se sont succédé. On est passé de la méthode ‘‘Pour Parler Français’’, élaborée par le Centre Linguistique Appliquée de DAKAR (CLAD), à celle ‘‘Doudoub et Fatouma’’ qui a sévi une quinzaine d’années.  ‘‘Le cabri et le chacal’’, ‘‘Saïd et Saida’’ deviennent par la suite, les nouveaux chouchous des élèves djiboutiens avec comme compagnons de route un cabri et un chacal. L’approche par les compétences, introduite en République de Djibouti en 2001, elle aussi, va dans le sens de cette contextualisation. L’aspect de l’enseignement, à savoir, la facilitation de la compréhension du monde par le passage réussi entre l’univers connu et rassurant et l’acquisition de nouveaux savoirs, a été fortement travaillée dans notre système éducatif, surtout dans l’enseignement de base, le public apprenant ayant du mal à intégrer l’abstrait. L’EEI prône le dialectisme qui est un concept qui renferme l’idée de préparer le terrain à un enseignement qui voit l’élève plutôt comme un être social intelligent capable d’interroger ses apprentissages, enclin à développer une pensée critique dans le but de mieux comprendre et mieux utiliser ses connaissances dans la vie réelle. Une approche interactionnelle et synergique fondée sur un dialogue de la formulation des problèmes et sur un échange critique pour un raisonnement libre et critique à travers la participation proactive des apprenants, voilà à quoi nous invite l’EEI, à travers le guide mondial. L’EEI nous exhorte à former, donner les outils nécessaires aux enseignants pour qu’ils puissent former et forger un élève capable de « s’engager et s’impliquer dans le processus éducatif à travers la réflexion collective, le dialogue.»

Enfin, l’EEI fustige l’enfermement des savoirs dans des disciplines aux frontières étanches et fonde sa vision sur la transdisciplinarité.

Le concours des savoirs s’avère indispensable quelles que soient les disciplines auxquelles on les relie traditionnellement, pour apporter les réponses adéquates aux défis (locaux et internationaux), défis auxquels font face les Hommes d’aujourd’hui plus que jamais démunis et hagards. Ce nouveau cap salutaire trouve son écho dans notre système éducatif lorsque ce dernier prescrit la réduction de «la fragmentation des apprentissages», pour «donner du sens aux savoirs en dépassant l’horizon des disciplines ou de la réussite aux épreuves scolaires». Avec la réforme du secondaire, il est recommandé de créer des passerelles entre les disciplines pour la réussite des élèves, cependant l’EEI va plus loin et conçoit l’éducation comme un moyen qui doit faciliter la vie du citoyen et donc des populations et le décloisonnement devient nécessaire, car aucun défi, aucun problème ne peut être traité avec un regard mono disciplinaire et des savoirs/outils spécialisés. En outre, le traitement des grandes questions qui travaillent l’Homme contemporain ne peut se permettre de chercher uniquement les solutions dans les disciplines spécialisées si connectées entre elles soient elles, le savoir endogène a son mot à dire dans la recherche des solutions.

Pour terminer, le système éducatif djiboutien est aux avant-postes de la lutte contre l’exclusion sous toutes ses formes. Les chiffres sur l’accès, le taux d’achèvement, les taux de réussite et la formation professionnelle en disent long sur les efforts engagés depuis 1999, date de la grande consultation nationale qui a permis la refondation de l’école djiboutienne, et la Déclaration de Djibouti signée en 2017 pour les États membres de l’IGAD scelle définitivement et dans le marbre, cette volonté humaniste de notre système éducatif.

Cette déclaration appuyée par l’appel à l’action, signée par les ministres de l’éducation en décembre 2018 prône «l’insertion des réfugiés dans les systèmes éducatifs nationaux, la mise en place des normes et objectifs minimaux au niveau régional sur l’accès et la prestation d’une éducation de qualité et l’alignement de la formation professionnelle aux opportunités d’emploi dans la région IGAD afin de permettre l’accès à des moyens de subsistance sûrs, l’autonomie et des emplois dignes pour les réfugiés conformément à la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés». Cet engagement noble ore l’argumentaire selon lequel notre système est très en avance sur un certain nombre de principes et valeurs vers lesquels les pays du monde tendent; agenda mondial qui fait consensus malgré l’hétérogénéité des situations et des moyens.

Quelles sont les retombées pour notre pays ?

Outre la visibilité, notre pays a gagné en crédibilité. Pour la 1ère fois de l’histoire de notre pays, la question de l’éducation est traitée par plus de 40 délégations officielles de pays de 3 continents et de plus  200 experts et spécialistes de l’éducation.  L’avenir, il faudra compter avec la République de Djibouti à chaque fois que la question de l’offre éducative sera discutée dans le monde puisqu’elle aura, lors de ce sommet et à travers son système éducatif, prouvé qu’elle avait des arguments et non des moindres.

Quelle est la suite ?

Notre pays s’est engagé, à travers la Déclaration Universelle de l’EEI, à rendre son système éducatif encore plus équilibré et plus inclusif. Je rappelle que Djibouti n’a pas attendu ce forum pour traiter la question de l’inclusion et de l’équilibre. Ensuite, notre pays a signé la Charte Constitutive pour l’Organisation de Coopération de l’Education. Ainsi, désormais nous appartenons à cette famille qui collaborera dans le but de mettre en œuvre des projets et des activités qui répondront efficacement.

Un mot pour conclure…

L’introduction de l’Education Equilibrée et Inclusive dans le système éducatif djiboutien constitue, pour les responsables du ministère, une occasion de plus pour s’arrêter sur les fondements de l’école djiboutienne, amorcer une réflexion sur la philosophie qui le sous-tend, ses finalités, les contenus dispensés. Cette interrogation s’inscrit pleinement dans cette volonté politique manifestée à maintes reprises pour rendre plus efficace le système à un moment où les changements sociétaux interviennent sans crier gare et les besoins des individus si difficiles à anticiper. Une occasion aussi pour les hommes et les femmes du terrain car interroger la pratique de classe, les performances des élèves et les perspectives offertes par l’enseignement dispensé est salutaire et impactera positivement leurs actions parce que des solutions seront proposées pour mieux transmettre, donc mieux servir la Nation.

Interview réalisée par Rachid Bayleh