« L’idée de base consistait à offrir aux Somaliens une plate-forme de génération de nouvelles idées pour trouver des solutions somaliennes aux problèmes somaliens. »

Dans une interview qu’il nous a accordée  M.Aden Omar Abdillahi, Directeur de l’’Institut d’Etudes Politiques et Stratégiques (IEPS) au  Centre d’Etude et de Recherche de Djibouti (CERD) revient sur les tenants et aboutissants de la conférence Internationale organisée il y a deux semaines  au Palais du peuple par  Heritage Institute et l’Institut d’Etudes Politiques et Stratégiques (IEPS) du CERD.

Heritage Institute et l’Institut d’Etudes Politiques et Stratégiques (IEPS) du CERD ont co-organisé récemment du 13 au 15 décembre 2021 au Palais du peuple une conférence internationale à Djibouti, quels étaient les buts de cet événement ? Mais avant pourriez-vous nous toucher deux mots sur Heritage et son travail ?

Heritage Institute est un think tank somalien basé à Mogadishu comme il en existe plusieurs structures de ce genre un peu partout en Somalie et dans les pays de la Corne, notamment au Kenya, en Éthiopie ou à Djibouti. Il a été créé en 2013 par Abdirahman Aynte et Abdirashid Hashi, des journalistes, analystes politiques et hommes politiques somaliens. Lors de sa création, ses fondateurs m’avaient invité à Mogadiscio en tant que responsable d’une institution analogue à Djibouti et compte tenu de l’importance stratégique des affaires somaliennes pour Djibouti. Il avait commencé dans des conditions assez difficiles mais ont réussi à faire de cette structure de la société civile une boîte à idées de référence sur les questions somaliennes.

L’idée de base consiste à offrir aux Somaliens une plate-forme de génération de nouvelles idées pour trouver des solutions somaliennes aux problèmes somaliens. Aujourd’hui Heritage, un temps critiqué pour sa proximité avec certains milieux politiques somaliens assimilés à l’opposition à Farmaajo, s’est recentré sur sa mission première avec l’arrivée à sa tête d’un universitaire de renommée régionale connu pour son sérieux et sa farouche volonté de garder ses distances avec la politique.

C’est la 5ème rencontre du genre organisée par Heritage en décembre de chaque année depuis 2017 à Djibouti hormis celle de 2020 qui pour des raisons évidentes liées à la pandémie du Covid-19 s’est tenue au Puntland. Cette rencontre annuelle dite Annual Forum for Ideas a réuni cette année près de 250 chercheurs somaliens, journalistes, hommes et femmes politiques, hommes d’affaires ou activistes de la société civile provenant de la Somalie et du monde entier auxquels il faut ajouter une centaine de participants venant du Kenya, de l’Ethiopie et de Djibouti. Le but étant de donner aux participants l’opportunité d’échanger autour d’une thématique choisie en fonction du contexte politique et géopolitique de la Somalie et des pays de la Corne de l’Afrique. Cette année, le thème suivant a été retenu : « Turbulences dans la Corne: quelles perspectives pour une stabilité durable? ». Il s’agissait tout d’abord de s’interroger sur la situation de certains pays de la Corne, notamment la guerre en Ethiopie, la crise à la frontière éthio-soudanaise, la crise politique au Soudan, l’instabilité au Soudan du Sud ou le différend frontalier entre la Somalie et le Kenya afin de dégager une compréhension commune des événements. Ensuite, la rencontre visait à attirer l’attention des participants et des téléspectateurs sur la nécessité de conjuguer les efforts de l’ensemble des pays de la Corne pour faire face aux risques et dangers pour la paix et la sécurité régionale. Le dernier objectif consistait à explorer les pistes de résolution de ces crises et à réfléchir aux conditions d’une stabilité pérenne dans notre région.

Après les trois jours de discussions et d’échanges, quels  résultats  en tirez-vous ?

Même s’il est difficile de dégager des solutions à tous les problèmes de la région lors d’un forum de ce type, le plus important réside dans la possibilité de permettre à des personnes venant d’horizons professionnels et pays différents, des responsables politiques et des représentants de la société civile d’échanger leurs points de vue et de réfléchir ensemble aux défis communs de la Corne. Toutefois, il ressort de cette rencontre quelques enseignements forts intéressants. Malgré l’émergence de nombreuses menaces à la paix et à la sécurité, des progrès notables ont été accomplis ces dernières années dans la région sur le plan du développement économique et social et la réduction des risques d’affrontements interétatiques avec les rapprochements entre l’Ethiopie et l’Erythrée, entre la Somalie et l’Ethiopie. Les discussions ont insisté sur l’importance du rôle de l’IGAD, sur la nécessité de la mettre en phase avec les défis actuels et futurs de la région et sur l’urgence de renforcer les cadres de dialogue et de concertation et les mécanismes d’intervention régionaux. Les participants ont souligné le caractère néfaste des ingérences étrangères pour la stabilité des pays de la Corne. Ils ont relevé, également, l’utilité de mettre l’accent sur l’intégration économique régionale afin de consolider la paix.

 Dans quelle mesure ce genre de rencontre pourrait-elle servir les intérêts de Djibouti dans la région de la Corne de l’Afrique ?

Très certainement que Djibouti retire des nombreux avantages du fait d’accueillir un événement de cette envergure régulièrement. Cela montre que Djibouti reste l’épicentre de la paix dans la Corne de l’Afrique. Malgré les bouleversements multiples qui secouent la région, Djibouti constitue un repère de stabilité utile. Sa place et sa vocation dans la région se trouvent renforcées démentant ainsi les médisances sur un hypothétique isolement auquel il serait confronté. De même, ce genre de rencontre apporte un témoignage puissant de la dimension stratégique et de la profondeur des relations entre Djibouti et la Somalie comme en attestent la cérémonie d’ouverture du forum qui était présidée par le président de la République et celle de la clôture codirigée par le ministre djiboutien des Affaires étrangères et le Premier ministre somalien. Djibouti conserve, voire même étend, son influence sur une bonne partie des élites de la région.

Vous avez effectué une présentation dans un des panels du forum aux côtés d’autres chercheurs, quelle était sa teneur ?

Je me suis posé deux questions. Quelles sont les conditions d’une stabilité et d’un développement économique durables à Djibouti et pour les Djiboutiens ? Dans quelle mesure Djibouti pourrait-il contribuer à une stabilité durable dans la région de la Corne de l’Afrique ? Mon postulat de départ consiste à dire que c’est seulement à partir du moment où on arrive à garantir sa propre stabilité que l’on pourrait contribuer à celle de la région. L’analyse revient sur le poids et responsabilité générationnelle, autrement dit les défis de quatre générations de Djiboutiens : celle d’avant l’indépendance, celle des deux premières décennies post indépendance, celle des deux dernières décennies et la présente. Ensuite, la présentation développe quatre principes et quatre valeurs cardinaux pour la diplomatie djiboutienne. Certains de ces principes et valeurs sont observés par notre action diplomatique et d’autres demandent à être renforcés.

Les principes

1. Zéro problème avec les voisins

2. Priorité donnée aux questions et intérêts économiques et à la coopération mutuellement bénéfique et à l’intégration régionale

3. Respect scrupuleux des règles du droit international et promotion du multilatéralisme

4. Indépendance diplomatique / équilibre diplomatique / diplomatie équilibrée / équilibre partenarial

Les valeurs

1. Ouverture sur le monde et au monde

2. Promouvoir une diplomatie porteuse de valeurs d’humanisme, de solidarité entre les nations et les peuples

3. Promotion de la culture de la paix et du dialogue

4. Reconnaissance éternelle et estime particulière à l’égard de la dette historique de certains partenaires

Enfin dans la conclusion, la présentation insiste sur trois points :

– se défaire de l’idée que l’instabilité des autres pays de la région profiterait à Djibouti : il faudrait désormais compter plus sur les dividendes économiques de la stabilité de ses voisins que sur les dividendes sécuritaires en voie de tarissement ;

– se défaire de l’idée que nos intérêts vitaux seraient sauvegardés à travers des alliances lointaines (occidentales, arabes ou chinoises) ;

– se défaire de l’idée que nous sommes petits et avons besoin de protection contre les velléités de nos voisins immédiats.

Ce n’est qu’à partir de là que Djibouti pourrait apporter une réelle contribution à une stabilité durable de la Corne de l’Afrique.

Propos recueillis par

Kenedid Ibrahim Houssein