
Lorsque les autorités françaises décidèrent, à la fin du XIXe siècle, de transférer leur capitale d’Obock à Djibouti, elles n’y déplacèrent pas seulement leurs bureaux et leurs garnisons. Avec ce mouvement, c’est tout un projet de société qui prit forme sur les rives de la mer Rouge. Parmi les premiers édifices à émerger de cette nouvelle ville, une institution allait marquer durablement l’histoire du pays : la première école française de Djibouti. Née d’une volonté à la fois politique, stratégique et culturelle, cette école fut le socle sur lequel se construisit l’éducation moderne dans la future République de Djibouti. Destinée au départ aux enfants de colons et à une élite locale triée sur le volet, elle devint au fil du temps le creuset d’une nouvelle génération de Djiboutiens francophones. Son histoire, intimement liée à celle du transfert d’Obock à Djibouti et à l’expansion coloniale française, illustre les débuts d’un système éducatif qui allait profondément transformer la société locale et jeter les bases du modèle scolaire d’aujourd’hui.

À la fin du XIXe siècle, la Côte française des Somalis (ancêtre de Djibouti) était une colonie stratégique pour la France, reliant l’Afrique de l’Est à la mer Rouge. Obock, établi comme poste colonial en 1862, souffrait de conditions géographiques défavorables : un port peu profond, des eaux saumâtres et une chaleur extrême, rendant difficile l’approvisionnement et le développement économique. En revanche, Djibouti offrait un port naturel plus profond, une position idéale pour le commerce avec l’Éthiopie et la liaison future avec le chemin de fer Addis-Abeba-Djibouti (achevé en 1917). En 1888, les Français décidèrent de transférer leur capitale administrative d’Obock à Djibouti, officialisé par décret en 1896. Ce déplacement visait à renforcer la présence française, faciliter les échanges et contrer l’influence britannique et italienne dans la région. Le transfert s’accompagna d’investissements en infrastructures scolaires, pavant la voie à l’éducation moderne.
Mise en place de la première école à Djibouti-ville
Après le transfert, les premières mesures éducatives furent prises pour répondre aux besoins d’une population croissante, composée de colons français, d’administrateurs et de locaux. En 1890, sous l’impulsion de l’administration coloniale, une école primaire fut établie à Djibouti-ville, marquant la première institution éducative de la ville. Les mesures initiales incluaient l’allocation de fonds publics pour la construction d’un bâtiment simple, l’importation de manuels scolaires français et l’organisation de programmes d’enseignement bilingues (français et arabe local). L’école fut progressivement intégrée au réseau éducatif colonial, avec un focus sur l’alphabétisation et les matières de base comme la lecture, l’écriture et les mathématiques. Ces efforts s’inscrivaient dans une politique plus large de “mission civilisatrice” de l’école française, visant à diffuser la culture et les valeurs républicaines.
La première école formelle établie à Djibouti-ville après le transfert d’Obock était connue sous le nom d’École Française de Djibouti (ou parfois simplement “École Primaire Française”). Ce nom reflète son statut d’institution publique coloniale, intégrée au réseau éducatif français. Elle était aussi destinée à servir de modèle pour les écoles primaires de la Côte française des Somalis. Des archives coloniales françaises, comme les rapports du gouverneur Léonce Lagarde, la désignent ainsi, et elle est considérée comme l’ancêtre de l’actuelle École Française de Djibouti.
L’école était située dans le centre-ville de Djibouti, dans le quartier administratif colonial historique. Cette zone, développée à partir de 1888, était le cœur de la présence française, facilitant l’accès pour les colons, les administrateurs et les familles locales. Aujourd’hui, l’emplacement correspond approximativement à l’adresse de l’École Française actuelle, bien que le bâtiment original ait été remplacé ou rénové au fil des ans. Cette localisation stratégique visait à centraliser l’éducation près des infrastructures coloniales, favorisant ainsi l’intégration urbaine et administrative.
Ambitions de l’école
L’école visait à former une élite locale loyale à la France, en promouvant l’assimilation culturelle et linguistique. Ses ambitions incluaient l’alphabétisation de masse pour réduire l’analphabétisme (estimé à 90 % dans la région à l’époque), la préparation à des carrières administratives et commerciales, et la diffusion des idéaux républicains. À long terme, elle devait servir de modèle pour un réseau éducatif colonial, contribuant à la stabilité de la Côte française des Somalis en formant des interprètes, des fonctionnaires et des artisans qualifiés.
Acteurs impliqués et moyens mobilisés
Les acteurs clés étaient des administrateurs coloniaux français, tels que le gouverneur Léonce Lagarde (en poste de 1884 à 1899), qui supervisa le développement urbain et éducatif. Les missionnaires catholiques jouèrent un rôle crucial. Actifs dans la région depuis les années 1880, ils fournirent le personnel enseignant initial. Des instituteurs ont été recrutés et envoyés depuis la France, souvent des fonctionnaires coloniaux formés à l’enseignement primaire. Ces enseignants étaient souvent des laïcs ou religieux formés en métropole, apportant une pédagogie française traditionnelle. Lagarde a personnellement supervisé leur sélection et leur formation pour s’adapter au contexte local. Des aides locaux (interprètes et surveillants) ont été également engagés pour faciliter l’intégration des élèves.
Les ressources déployées pour cette école reflètent les efforts coloniaux français, centrés sur l’expansion administrative et culturelle. Le financement provenait principalement du budget colonial français, alloué via le ministère des Colonies. Des fonds spécifiques étaient dédiés à l’éducation dans les territoires d’outre-mer, avec des crédits pour les écoles primaires. Des taxes sur les commerçants et les résidents ont été mobilisées pour compléter le budget, assurant une participation communautaire limitée.
Livres, cahiers et fournitures scolaires étaient fournis par le gouvernement français, avec un focus sur l’enseignement du français, de l’arithmétique et de l’histoire coloniale. Des manuels adaptés aux colonies étaient utilisés.
Des navires coloniaux assuraient le transport de personnel et de matériels depuis la Métropole, et des partenariats avec des missions religieuses ont parfois apporté une aide complémentaire et importante.
Profil des Premiers élèves
L’école était ouverte aux enfants européens et à une sélection d’élèves locaux (fils de notables ou de fonctionnaires), avec des bourses pour encourager la fréquentation. L’administration coloniale a promu une approche inclusive pour renforcer l’influence française. Les premiers élèves étaient issus d’un mélange social reflétant la diversité coloniale. La grande majorité étaient des enfants de colons français et européens (administrateurs, commerçants et militaires), bénéficiant d’une éducation privilégiée. Le reste comprenait des enfants locaux, souvent fils de notables somalis ou afar, ou de familles converties au christianisme via les missions. Ces élèves étaient majoritairement masculins, l’éducation des filles étant limitée à cette époque. Leur profil socio-économique variait : des privilégiés européens aux enfants de la classe moyenne locale, avec un accent sur ceux capables de s’intégrer dans l’administration coloniale.
Impact sur la population
L’impact fut significatif, bien que limité par les contraintes coloniales. L’école améliora l’accès à l’éducation, réduisant progressivement l’analphabétisme parmi les jeunes générations et favorisant l’intégration sociale. Elle contribua à une hybridation culturelle, avec des élèves locaux adoptant le français comme langue d’opportunité, ouvrant des portes à l’emploi dans l’administration ou le commerce. Certains parents, notamment ceux liés au commerce ou à l’administration coloniale (comme des interprètes ou des notables), y voyaient une chance d’éducation moderne pour leurs enfants. Cela a créé une petite élite locale francophone.
Néanmoins, l’accueil de cette première école primaire française à Djibouti était mitigé et varié selon les groupes sociaux locaux (principalement les Afar, Issa et autres communautés). Elle n’était pas uniformément “bien vue”, car elle représentait une intrusion coloniale dans une société où l’éducation était traditionnellement orale, islamique et communautaire. La majorité de la population locale la percevait au début comme une menace à l’identité culturelle et islamique. L’enseignement du français, de l’histoire coloniale et parfois d’éléments chrétiens (via des missions religieuses associées) entrait en conflit avec les traditions locales.
Avec le temps, l’école a gagné en légitimité. Les locaux l’ont rétrospectivement appréciée pour avoir notamment ouvert des portes à l’alphabétisation. À Djibouti, elle posa les bases de l’éducation moderne, influençant le système scolaire post-indépendance, où le français reste la langue officielle.
Abdallah Hersi
                











































