Historien de formation, Salah Zakaria Cheikh est à la tête de l’Institut de recherches archéologiques et historiques (IRAH) créé en 2014 au sein du CERD, centre d’études et de recherches de Djibouti, ancien ISERST. Soucieux de la préservation de ce qu’il appelle la mémoire des sols, M. Zakaria a remué ciel et terre pour que les autorités nationales prennent enfin conscience de la nécessité de créer un institut de recherches digne de ce nom, dédié à l’archéologie et à l’Histoire. La création de l’IRAH a été saluée à l’unanimité par tous ceux qui s’intéressent à la question. Car il était temps que la République de Djibouti s’occupe enfin de sa préhistoire. En 1977, le nouvel Etat qui avait à gérer une situation complexe avec deux conflits armés à ses portes, chez ses grands voisins belliqueux, avait, comme on dit, d’autres chats à fouetter que de s’occuper d’archéologie. Comme c’était le cas à l’époque du TFAI, la recherche archéologique en terre djiboutienne est donc restée pendant longtemps une affaire française, même si les fouilles devaient s’effectuer en collaboration avec le CERD, donc de l’IRAH. « Nous étions, si vous voulez, les délivreurs du permis de fouiller puisque les objets trouvés sur les différents sites étaient directement acheminés en France », souligne Salah Zakaria. Concrètement, où en est-on cinq ans après la création de l’institut ? L’historien en charge de la question nous répond sans ambages dans l’entretien qui suit.

La Nation : M. le directeur,  où en est-on depuis la création  en 2014 de l’institut de recherches archéologiques et historiques ? L’institut a-t-il avancé en matière d’archéologie préventive ?

Salah Zakaria :- Il existe plusieurs priorités et l’archéologie préventive en fait partie depuis 2008.  La question figurait  à l’époque parmi les principaux axes de collaboration entre le CERD et la principale mission archéologique française travaillant à Djibouti. Je dois d’ailleurs préciser que l’une des dix recommandations des deux tables-rondes organisées par l’institut en 2016 était l’urgence absolue de s’engager rapidement dans l’archéologie préventive. Cette recommandation, nous avons encore du mal à la mettre en œuvre pour des raisons indépendantes de notre volonté.

 Comme vous le savez, notre pays réalise de grands projets d’infrastructures et l’archéologie préventive consiste à effectuer des fouilles pour que les travaux ne provoquent pas la destruction de vestiges anciens. Il y a eu beaucoup de pertes et notre objectif est d’engager un diagnostic archéologique avant le début des travaux de chaque grand chantier. Il faut pour cela mettre en place un cadre juridique et trouver des partenariats. L’archéologie est une discipline qui est par essence intersectorielle et transversale. Tout le monde est concerné, aussi bien le ministère de la Culture que les milieux universitaires et l’Aménagement du territoire, le ministère de l’Intérieur, le ministère des transports, etc. L’archéologie est donc une affaire nationale. Pour en revenir à votre question, je dois admettre que l’institut n’a pas encore les moyens de son ambition et qu’il lui reste du chemin à parcourir.

N’avez-vous pas un peu le sentiment de prêcher dans le désert ?

Il y a deux décennies, il est vrai que nous prêchions dans le désert car nos concitoyens ne voyaient aucun intérêt à la conservation d’ossements vieux de plusieurs millions d’années. L’éléphant de Haydalou, par exemple, qui est une pièce exceptionnelle découverte en 1987 dans le Gobaad par Jean Chavaillon, un préhistorien français, est l’illustration parfaite du peu d’intérêt de nos politiques pour cette discipline et pour la conservation du patrimoine. Une fois plâtré et consolidé, le pachyderme vieux de plus d’un million d’années, a été recouvert de terre et laissé sous la surveillance d’un gardien recruté sur place. Pour la petite histoire, je dois souligner que ce gardien percevait à l’époque un salaire de 7000 francs qui a été revalorisé en 2003 par nos soins grâce au soutien de M. Jalludin. Mais depuis un certain nombre d’années, il existe une prise de conscience des enjeux patrimoniaux tant au niveau des décideurs que de la population. La situation peut donc évoluer positivement d’un moment à l’autre.

Soyez un peu plus précis…

L’archéologie a besoin d’un budget conséquent pour devenir une discipline comme une autre.  Il s’agit certes d’une discipline complexe et très coûteuse mais ce n’est pas une raison pour que nous la considérions comme un « luxe » réservé aux Occidentaux. Il appartient au pays de mettre la main à la poche pour que l’institut puisse réaliser les plus modestes de ses ambitions, c’est-à dire l’archéologie préventive, la création d’un dépôt de fouilles archéologiques, la formation, etc.  Il ne faut pas perdre de vue que notre  pays  est situé au cœur d’une région où ont existé plusieurs civilisations anciennes et où ont été découvertes les traces les plus anciennes de l’humanité. Il s’agit aujourd’hui pour nous de préserver la mémoire des sols.

C’est donc juste une question d’argent…

Pas vraiment. Et à ce sujet, je dois rappeler qu’en 2015, le chef de l’Etat a mis à la disposition de l’institut 15 millions de francs, un fonds qui nous a permis d’organiser deux tables-rondes, la première en mars 2016 avec les partenaires nationaux et les missions archéologiques travaillant à Djibouti et la seconde, en mai de la même année avec les partenaires régionaux, notamment éthiopiens et européens travaillant en Ethiopie. Cette enveloppe constitue à ce jour le premier et unique budget consenti au développement de l’archéologie et à la conservation du patrimoine archéologique, paléontologique et historique. Ce crédit a permis aussi de réaliser deux importantes expertises dont la première portait sur la création et l’équipement d’un dépôt archéologique au CERD et la mise en œuvre d’une politique d’archéologie préventive en République de Djibouti.  La seconde expertise réalisée en février 2017 par un historien anthropologue africaniste, Eloi Ficquet, nous a permis de mettre en place une programmation scientifique dans le domaine de l’Histoire, l’anthropologie et les études patrimoniales.

De grands projets binationaux dont celui d’un gazoduc, seront bientôt réalisés, ce qui suppose la destruction ou l’endommagement éventuel de certains vestiges archéologiques, notamment dans la région d’Ali-Sabieh et celle d’Arta. L’institut a-t-il été consulté au préalable ?

Un exemple. Lorsque, en 2018, les Américains ont lancé les travaux de construction au sein de leur base aérienne à Chebelley, ils ont découvert des ossements humains très anciens. C’était en mars 2018. Et j’ai été informé de la chose trois mois plus tard par un appel de l’ambassade américaine. Nous avons ainsi pris connaissance de travaux de fouilles préventives menées à bien par des archéologues de l’armée américaine, ce qui en soi est une bonne chose mais il eût fallu associer très tôt l’institut à ces travaux. Quant à l’étude d’impact du projet de complexe gazier djibouto-éthiopien, elle a été effectuée par le ministère de l’Energie en partenariat avec le CERD et l’institut y a été associé sur le tard.

En finalité ? Je propose l’ouverture d’un large débat national sur l’archéologie préventive pour que nous puissions dénouer ce nœud gordien qui bloque le bon déroulement des activités archéologiques dans notre pays, surtout dans ce domaine important de l’archéologie préventive.