Dans le cadre de sa nouvelle rubrique intitulée “Un auteur, une œuvre”, le journal La Nation met en lumière les plumes talentueuses de la littérature djiboutienne. Chaque lundi sera l’occasion de braquer les projecteurs sur un écrivain du pays, de découvrir son univers, son parcours et l’impact de son œuvre sur la scène littéraire nationale et au-delà. À travers cette initiative, La Nation entend valoriser la richesse culturelle de Djibouti et offrir une tribune aux voix qui façonnent son identité littéraire. Voici la première livraison.

Maïdoub Ahmed Mohamed

Le théâtre comme acte de mémoire, d’audace et de transmission

À la croisée de l’histoire, de la tradition et des enjeux contemporains, l’œuvre de Maïdoub Ahmed Mohamed s’impose comme l’une des plus ambitieuses et cohérentes de la scène littéraire djiboutienne. Dramaturge engagé, écrivain de la mémoire et metteur en scène polyglotte, il tisse, de pièce en pièce, une fresque théâtrale où s’entrelacent épopée anticoloniale, satire sociale et quête d’émancipation. Qu’il écrive en français, en arabe, en somali ou en afar, son théâtre parle à tous, interroge chacun et invite à penser un monde plus juste.

Dans le paysage littéraire djiboutien, peu de voix portent avec autant de clarté, de constance et d’exigence que celle de Maïdoub Ahmed Mohamed. Dramaturge de l’essentiel, artisan d’un théâtre de la conscience et de la transformation, il s’impose aujourd’hui comme l’un des piliers les plus remarquables de la scène culturelle nationale. Son œuvre, riche, plurielle et résolument engagée, explore les tensions constitutives de la société djiboutienne — entre passé et présent, entre autorité et émancipation, entre coutumes ancestrales et aspirations modernes.

Mais Maïdoub n’est pas seulement un écrivain de l’ombre. Il est également un metteur en scène accompli, dont la polyvalence linguistique et la rigueur artistique lui permettent de faire vivre ses pièces — et celles des autres — en français, en arabe, en somali ou en afar, rendant ainsi le théâtre accessible à l’ensemble des publics djiboutiens. Par ce geste, il ne fait pas que représenter : il restitue, il relie, il reconstruit.

Depuis ses débuts, l’œuvre de Maïdoub se distingue par sa profondeur thématique et sa grande maîtrise formelle. Dès Cher Voisin (2019), il donne le ton : un théâtre attentif aux fractures sociales, à la dignité des invisibles, à l’ironie des destins ordinaires. Cette pièce, en cinq actes, aborde avec une lucidité désarmante la question brûlante de l’immigration clandestine à Djibouti. Entre satire sociale et chronique du réel, elle peint des existences prises entre préjugés et solidarité, entre rêves d’ailleurs et dureté du quotidien. L’humour, la finesse psychologique et l’humanité des personnages confèrent à cette pièce une force dramatique exceptionnelle.

Avec Le Sayyid (2024), Maïdoub opère un virage vers la fresque historique et l’épopée théâtrale. En cinq actes puissants, il retrace la lutte héroïque de Sayyid Mohamed Abdulleh Hassan, figure emblématique de la résistance anticoloniale en Somaliland face à l’Empire britannique. Cette œuvre monumentale conjugue le souffle des tragédies classiques et l’intensité du théâtre engagé. À travers une langue ciselée et des dialogues d’une grande élévation, l’auteur explore le charisme du Sayyid, sa foi inébranlable, sa vision politique, tout en esquissant avec subtilité les figures coloniales comme Sir James Hayes Sadler ou Winston Churchill. La pièce devient ainsi le théâtre d’un affrontement idéologique et humain, où la quête de liberté résonne avec une intensité rare.

Mais c’est avec L’Absouma que Maïdoub livre peut-être son œuvre la plus audacieuse. En s’appuyant sur une coutume afar ancestrale, celle de l’ « absouma » — un système de mariage prédéfini entre enfants selon l’ordre des naissances —, il interroge les dérives patriarcales de la tradition. Kareira, femme mûre et déterminée, décide d’épouser son absouma, de vingt ans son cadet. Ce choix, qui défie les conventions, fait vaciller les certitudes d’une société où le collectif prime souvent sur l’individu. La pièce oscille entre comédie sociale, satire des normes genrées et réflexion sur le pouvoir des femmes. À travers des dialogues vifs, entre langage populaire et discours soutenu, Maïdoub parvient à dénoncer les hypocrisies du discours sur l’égalité, tout en valorisant la force morale de son héroïne. C’est aussi une réflexion fine sur l’impact des réseaux sociaux, les mutations culturelles et la permanence des conflits intergénérationnels.

Dans Au Rayonnement de la Sagesse, œuvre théâtrale annoncée pour avril 2025, l’auteur renoue avec le souffle épique tout en interrogeant la figure du pouvoir. Le jeune roi Yaguili, ivre de certitudes et de volontarisme, se heurte à la complexité du réel. Il lui faudra traverser des épreuves, affronter des trahisons et perdre pour comprendre.

La pièce s’impose comme une fable politique, mais aussi comme une méditation sur la justice, la rédemption et la nécessité d’écouter la sagesse des anciens. Le théâtre, ici, devient un espace initiatique, une école du doute et de l’humanité.

Enfin, Sang pour Sang, roman à paraître en décembre 2024, prolonge dans la prose les obsessions majeures de son théâtre. À travers le personnage de Moussa, il explore les méandres de la culpabilité, les logiques de vengeance, la justice réparatrice à l’afare, mais aussi les violences silencieuses infligées aux femmes. Le style, elliptique, laisse place à l’imagination du lecteur, tout en conservant une grande densité narrative.

Ce roman est une passerelle entre les générations, un hommage aux rituels collectifs et une mise en garde contre leurs dérives.

Au fil de cette œuvre polymorphe, ce qui frappe, c’est la constance de l’exigence éthique, la capacité à lier l’intime au politique, l’histoire à l’actualité. Maïdoub Ahmed Mohamed est de ceux qui pensent que l’art n’est pas un luxe mais une nécessité, que le théâtre n’est pas un ornement mais un outil de transformation. En tant que metteur en scène, il porte ses textes à la scène avec rigueur et passion, capable de diriger des acteurs dans toutes les langues de son pays, de faire entendre la pluralité culturelle de Djibouti, de faire vibrer la parole collective dans les quatre idiomes majeurs de la République : le français, l’arabe, le somali et l’afar. C’est là une rareté, et une richesse précieuse.

En somme, l’œuvre de Maïdoub Ahmed Mohamed, traversée par les forces vives de la société djiboutienne, mérite d’être lue, vue, jouée, méditée. Elle participe à l’écriture d’un théâtre africain moderne, ancré dans les réalités locales mais ouvert aux enjeux universels. Elle rappelle que la scène est encore et toujours un lieu de vérité.

Mohamed Aden Djama