
Le besoin de savoir un peu plus sur la mémoire des fondateurs de la nation djiboutienne, nous a conduit au début de ce mois de juin, malgré la canicule en cette période de début de l’été, au quartier du Héron et plus particulièrement dans la résidence du ministre de l’intérieur des années 80, M. Idriss Farah Abaneh (Paix à son âme) décédé en France le 17 juillet 1982. Très accueillante Mme Saada Abdi Dembil, veuve de ce défunt ministre, nous a ouvert les portes de sa maison et de sa mémoire. Entre souvenirs personnels et grands événements historiques, elle nous livre le récit d’une époque fondatrice de la République de Djibouti.

Il est deux heures de l’après-midi au cours de cette journée très ensoleillé de ce début de mois de juin où les préparatifs du 48e anniversaire de notre indépendance, battent leurs pleins, lorsque nous franchissons la grille de la villa de Mme Saada Abdi Dembil. La demeure imposante est nichée dans le paisible quartier du Héron dans la commune de Ras-Dika. Ses murs sont chargés d’histoire. Madame Saada Abdi nous a reçus avec l’élégance et la fierté de ceux qui ont connu les premiers jours de la souveraineté de notre nation.
Elle semble à priori enchanter de voir les journalistes de la presse s’intéresser à l’histoire de son défunt mari, Idriss Farah Abaneh, ministre de 77 jusqu’au 17 juillet 1982, où il s’est éteint suite à une courte maladie à l’hôpital américain de Neuilly, en France.
« Mon mari, raconte-t-elle, est né en 1932 à Dikhil, où il a suivi ses premières études avant de rejoindre le service de la contribution. Rapidement, il s’oriente vers la politique et accède à des fonctions de haut niveau : député à l’Assemblée nationale française, ministre de l’Agriculture en 1977, puis ministre de l’Intérieur sous la jeune République. « Il avait ce sens de l’État. Ce n’est pas un poste qu’il convoitait, c’est un devoir qu’il accomplissait », confie Mme Saada.
En 1966, il devient ministre de l’Intérieur de la côte Français des Somalis (CFS). Cette même année, un événement marquant secoue le couple : la visite du président Charles De Gaulle à Djibouti, qui cristallise les tensions entre tenants de la souveraineté et partisans du statu quo.
« C’était le matin, en centre-ville. La foule était dense. Mon mari était là, en tant que ministre, pour accueillir le président français », se souvient-elle. Mais la cérémonie officielle vire au tumulte. Des haies d’accueils se transforment d’un seul coup, en une importante manifestation où surgie : “Non à la France”. Puis les pierres volent. L’armée intervient. «Mon mari a été blessé à la tête. Il saignait. Mais il est resté debout. »
Ce jour-là, l’histoire de Djibouti vacille, entre espoirs d’indépendance et répression brutale. La mémoire de Mme Saada est précise, vive, habitée. Elle se souvient aussi du déjeuner offert au Général de Gaulle, puis de la session avortée à la chambre des députés, stoppée par une manifestation au niveau du cinéma Odéon. « Des coups de feu ont éclaté. C’était la panique. »
L’année suivante, le référendum du 19 mars 1967, sur le maintien ou non dans la République française, plonge le pays dans le chaos. Les 60 % favorables au maintien attisent la colère des partisans du non. «Les émeutes ont commencé, on a été obligés de déménager. Mon mari a été démis de ses fonctions. »
La voix de Mme Saada se fait plus grave : « Des gendarmes venaient chez moi presque toutes les nuits. Ils fouillaient, sans mandat. Une fois, ils ont trouvé un disque. Ils m’ont arrêtée, emmenée avenue 13. J’ai passé la nuit en cellule. » Son époux, à ce moment-là, est à Ali Sabieh. À son retour, elle est libérée. La répression bat son plein. L’intimité du foyer devient un théâtre de surveillance, de perquisitions, de peur. À la fin des années 60, Idriss Farah Abaneh rejoint la mouvance nationaliste qui donnera naissance, en 1972, à la Ligue Populaire Africaine pour l’Indépendance (LPAI). Cette alliance réunit les figures les plus marquantes du mouvement indépendantiste : Hassan Gouled, Ahmed Dini, Ahmed Boulaleh Barreh, Moumin Bahdon… et bien sûr Idriss Farah.
Malgré ses 76 ans, Mme Saada se souvient avec acuité de cette période fébrile de l’histoire. « Les réunions se tenaient souvent chez nous, à Enguella. C’était risqué. On vivait sous tension », nous confie-t-elle. Accompagné de son mari, elle fait également partie d’une délégation du LPAI qui accompagne Hassan Gouled à Mogadiscio, à l’occasion des festivités du 21 octobre. « C’était un moment fort. Nous avions l’impression que notre combat prenait une envergure régionale. » Lorsque Djibouti accède à l’indépendance le 27 juin 1977, l’histoire se réécrit, cette fois à voix haute. Idriss Farah Abaneh est nommé ministre de l’Agriculture et de la Production animale, avant d’être rappelé plus tard au ministère de l’Intérieur, qu’il avait déjà dirigé onze ans plus tôt sous la bannière coloniale. Le symbole est fort : l’homme revient là où il avait géré.
Mais l’histoire s’interrompt brusquement. Le 17 juillet 1982, Idriss Farah (ALLAH YARHAMU) s’éteint à l’hôpital américain de Neuilly, en France. Mme Saada n’est pas qu’un témoin passif de l’histoire. Membre fondatrice de l’Union Nationale des Femmes Djiboutiennes (UNFD), elle s’investit dès les premières heures pour la cause des femmes, aux côtés de la Première Dame Aicha Bogoreh.
« À l’époque, on parlait d’émancipation. On agissait. On voulait que nos filles aillent à l’école, qu’elles aient une voix. » Le siège de l’UNFD, aujourd’hui emblème d’une lutte continue, fut l’un de leurs accomplissements.
Idriss Farah Abaneh (Paix à son Ame) décède le 17 juillet 1982 à l’hôpital américain de Neuilly, en France. Mais son nom perdure, notamment à travers l’Académie de Police Idriss Farah Abaneh (APIFA) située à Nagad.
« Cette académie, c’était son idée. Il l’avait conçue après une visite en Allemagne. Aujourd’hui, elle forme non seulement les policiers djiboutiens, mais aussi ceux de pays voisins comme la Somalie. C’est son legs à la nation » nous dit-elle pour conclure notre entretien qui s’achève dans une atmosphère chargé d’émotion.
« À notre époque, les gens étaient unis. Nous avons traversé des tempêtes ensemble. Je suis fière d’avoir été à ses côtés » ajoute-t-elle. Dans le silence respectueux qui suit ses mots, on comprend que l’histoire de Djibouti ne peux se résumer en un où deux textes. Elle vit aussi dans ces récits transmis dans une maison de Ras-Dika, entre deux générations.
RACHID BAYLEH