Depuis l’accession de la République de Djibouti à la souveraineté nationale le 27 juin 1977, notre pays a conservé le Franc Djibouti comme monnaie nationale. Ce choix, à la fois prudent et symbolique, s’inscrivait dans la continuité d’un héritage monétaire né en 1949, à une époque où la stabilité et la confiance constituaient les pierres angulaires de tout système financier. Les autorités postindépendance ont ainsi choisi de préserver les fondements de ce dispositif, qui visait à garantir la crédibilité de la jeune République dans un environnement géopolitique complexe. Comme l’a démontré l’économiste Moustapha Aman dans une étude publiée récemment dans La Nation, la création du Franc Djibouti fut avant tout un acte stratégique, mêlant rigueur économique et prudence diplomatique.

Dans le prolongement de cette continuité, la Banque Nationale de Djibouti fut créée pour assurer la stabilité des prix et maintenir la parité fixe avec le dollar américain (1 USD = 177,775 FDJ). Sous la direction du Dr Ibrahim Kassim, économiste monétaire et docteur en « monnaie et crédit » de l’Université de Poitiers, cette institution joua un rôle décisif dans la consolidation du jeune État. Ce choix d’ancrer la monnaie à une devise forte visait à inspirer la confiance et à préserver la stabilité macroéconomique à un moment où de nombreux observateurs doutaient de la viabilité de la nouvelle République.

Le système monétaire djiboutien, fondé sur le modèle du “CurrencyBoard” ou caisse d’émission, repose sur un principe de discipline budgétaire stricte : la masse monétaire nationale ne peut dépasser les réserves de devises déposées à la Réserve fédérale américaine. Ce cadre rigoureux garantit la stabilité et la crédibilité du Franc Djibouti, mais prive la Banque centrale de certaines prérogatives, notamment la création monétaire pour soutenir les banques commerciales ou financer directement les besoins internes.

Ce modèle, bien qu’exigeant, a permis à Djibouti de préserver sa stabilité monétaire pendant près d’un demi-siècle, malgré les turbulences régionales. Le Franc Djibouti est demeuré une valeur de confiance, symbole d’un pays qui a su éviter les crises inflationnistes et maintenir la discipline budgétaire. Mais si le système a longtemps constitué un pilier de la résilience économique nationale, les mutations de l’économie mondiale invitent aujourd’hui à une réflexion approfondie sur son avenir.

Entre stabilité et modernisation : l’heure des choix

Le monde dans lequel évolue Djibouti n’est plus celui de 1949 ni celui de 1977. L’économie nationale s’est diversifiée et modernisée. De nouvelles infrastructures portuaires et logistiques, des zones franches performantes, un secteur bancaire en expansion et des investissements croissants dans le tourisme, l’industrie et les technologies ont profondément transformé le paysage économique. Djibouti est devenu un centre financier régional dynamique, deuxième en Afrique de l’Est après Nairobi, et son produit intérieur brut progresse depuis deux décennies à un rythme soutenu, atteignant près de 820 milliards de francs djiboutiens en 2025.

Ces transformations ont renforcé l’interdépendance économique avec l’Éthiopie, principal partenaire commercial, et ouvert la voie à des réflexions sur une éventuelle convergence monétaire régionale. Parallèlement, la digitalisation des paiements, l’essor des cryptomonnaies et la montée des transactions électroniques bouleversent les équilibres monétaires classiques. Ces évolutions appellent à repenser la place du Franc Djibouti dans un environnement économique globalisé et multipolaire.

La question du maintien du système actuel ou de son adaptation se pose dans un contexte marqué par la remise en cause du leadership du dollar américain. L’émergence du yuan, l’expansion du bloc des BRICS et la recherche d’alternatives au dollar comme monnaie de référence modifient les rapports de force économiques mondiaux. Pour Djibouti, pays à la fois stable et ouvert sur le monde, cette recomposition appelle à la vigilance et à l’anticipation.

Il est légitime de s’interroger sur la capacité du modèle du CurrencyBoard à répondre aux besoins d’une économie en pleine expansion. Ce système, garant de rigueur, doit désormais être évalué à l’aune de son efficacité dans la stimulation de la croissance, du commerce régional et de l’innovation financière. L’objectif n’est pas de rompre avec un cadre qui a fait ses preuves, mais de le moderniser.

Djibouti pourrait, dans cette perspective, maintenir la parité fixe tout en introduisant des instruments de flexibilité monétaire, renforcer la coopération financière régionale, notamment avec l’Éthiopie, et se positionner comme un véritable hub financier de la Corne de l’Afrique. Une telle évolution permettrait de mobiliser davantage de capitaux étrangers, d’élargir les capacités de financement de l’économie nationale et de renforcer la souveraineté financière du pays.

La Banque centrale de Djibouti, bien que de taille modeste, demeure une institution solide, respectée et vigilante. Elle a su accompagner les évolutions du secteur bancaire et maintenir la confiance dans la monnaie nationale. Toutefois, les défis liés à la digitalisation, à la régulation des paiements électroniques et à la cybersécurité imposent une adaptation rapide. Le développement d’une finance numérique encadrée et innovante pourrait renforcer l’inclusion financière et améliorer la compétitivité du système bancaire national.

Réfléchir à l’avenir du Franc Djibouti, c’est interroger la souveraineté économique du pays dans un monde en mutation. Le CurrencyBoard a rempli son rôle historique de stabilisateur et de garant de discipline. Mais à l’heure des innovations technologiques et de la recomposition des puissances économiques, il devient nécessaire de concevoir un cadre monétaire qui conjugue stabilité et dynamisme, prudence et innovation.

Djibouti dispose de tous les atouts pour réussir cette transition. Sa stabilité politique, la solidité de ses institutions et la vision stratégique incarnée par le plan « Djibouti 2035 » en font un candidat naturel à la modernisation financière. Le Franc Djibouti, loin d’être un vestige du passé, peut devenir l’instrument d’un avenir souverain et ambitieux, à condition d’être repensé à la lumière des mutations économiques et géopolitiques du XXIᵉ siècle.

Ibrahim Houmed Hassan, expert en gouvernance économique