Pionnier du syndicalisme et fervent défenseur de l’autodétermination, Mahamoud Harbi Farah (ALLAH YARHAMU) fut le souffle d’une époque : celle de l’éveil, du « non » au colonialisme et de l’espoir du peuple de la ‘‘Côte française des Somalis’’, première dénomination de l’actuelle République de Djibouti. De son enfance modeste à Ali Sabieh à son destin tragiquement brisé dans un mystérieux crash d’avion en 1960, voici le portrait d’un héros de la lutte anticoloniale, tombé trop tôt pour voir son rêve d’indépendance se concrétiser.

Né en janvier 1921 à Ali Sabieh, Mahamoud Harbi Farah est issu d’une famille de notable et respectée de cette région du Sud du pays, appelée à l’époque, sous le joug du colonialisme, « Côte française des Somalis ». Son père, Harbi Farah, figure d’autorité respectée, lui transmet les valeurs de dignité, d’enracinement et de responsabilité. À la mort de celui-ci, en 1938, Mahamoud n’a que dix-sept ans. En quête d’un avenir meilleur, il prend sa valise pour s’installer à Djibouti-ville, loin des collines familières aux teintes ocre de la ville d’Ali Sabieh et de ses environs.

C’est dans le secteur touristique qu’il fait ses premiers pas dans la vie active. Là, au cœur du port, au contact des Européens, des voyageurs de passage et de leurs récits venus du monde entier, il découvre un autre visage de la réalité : les privilèges de la métropole, la diversité des cultures, mais aussi les possibilités d’un ailleurs. Cet environnement éveille en lui le désir de découvrir le pays de ces colons qu’il côtoie au quotidien. L’occasion se présente lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, le 1er septembre 1939. Mahamoud Harbi fait alors son choix : il s’engage volontairement dans la marine des Forces françaises libres pour combattre aux côtés des Alliés.

Affecté aussitôt à un navire de guerre, il affronte l’enfer et survit à un naufrage provoqué par les forces allemandes en Méditerranée, échappant de justesse à la mort. Parmi les rares rescapés, il est envoyé en métropole et débarque alors sur une terre étrangère, livrée à la disette et à l’humiliation de l’occupation allemande. En France, Mahamoud Harbi affronte les privations, la faim et l’injustice des tickets de rationnement.

À Djibouti, il est déclaré mort. Pourtant, contre toute attente, il réapparaît à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, tel un miraculé, au milieu des siens stupéfaits. Mais l’homme revenu d’Europe n’est plus le même : il a vu l’envers du décor impérial, les forces et les faiblesses du système colonial. Cette expérience a ravivé sa conscience politique, notamment sa volonté de changement et d’indépendance. Mahamoud Harbi est désormais déterminé à transformer le destin de son peuple.

L’icône d’un peuple en quête de dignité

De retour au bercail, il rassemble autour de lui une génération de jeunes Djiboutiens impatients d’en découdre avec le joug colonial et crée le « Club de la jeunesse somalie et dankalie », aux côtés de futures figures politiques telles qu’Hassan Gouled Aptidon, Mohamed Kamil Mohamed et Ali Aref Bourhan. Très vite, il s’impose comme une voix incontournable et en devient, deux ans plus tard, le président.

En 1949, il crée le tout premier syndicat de la colonie : une organisation robuste, affiliée à la Force Ouvrière française. Son aisance à manier le français, l’arabe, l’afar et bien sûr le somali, sa langue maternelle, renforce son rôle d’interprète entre le peuple et l’administration coloniale. Il devient ainsi la voix des sans-voix, des dockers aux cheminots, incarnant une dignité nouvelle pour son peuple. Grâce à son sens de l’organisation et à sa force de mobilisation, il rallie la majorité des travailleurs et dirige des mouvements de grève massifs pour la semaine de 40 heures. Son franc-parler et son engagement radical lui valent une immense popularité auprès des travailleurs, mais aussi l’hostilité croissante des autorités coloniales.

Face à la pression sociale, les autorités coloniales cèdent. Les travailleurs de la colonie obtiennent alors en 1952 une hausse de 50 % des salaires et une nette amélioration de leurs conditions de travail. Mahamoud Harbi Farah gagne alors ses lettres de noblesse et devient ainsi l’icône d’un peuple en quête de dignité.

Mahmoud Harbi est élu au Conseil représentatif de la colonie en novembre 1950, et réélu en septembre 1955. Il est battu par Hassan Gouled à l’élection sénatoriale de 1952. Cet échec, loin de le décourager, renforce sa détermination. Quatre ans plus tard, il se présente comme candidat indépendant aux élections législatives, dans la circonscription de la Côte française des Somalis, détenue jusque-là par le républicain social Edmond Magendie. Le 2 janvier 1956, Mahamoud Harbi remporte haut la main les élections à Djibouti face au candidat du Front Républicain et Social, le conseiller de l’Union française Michel Habib-Deloncle, devenant député de la IIIᵉ législature sous la IVᵉ République.

Il choisit de siéger dans les rangs de l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR), où il retrouve plusieurs autres députés d’outre-mer. Nommé membre de la Commission de la presse et de la Commission de la famille, de la population et de la santé publique, il consacre toute son activité parlementaire à l’amélioration des conditions économiques et sociales de la « Côte française des Somalis », l’actuelle République de Djibouti.

Son engagement transparaît dans sa proposition de résolution du 12 juin 1956 que nous avons retrouvée dans le site de l’assemblée nationale française, laquelle invite le gouvernement colon à promouvoir le progrès économique et social et à préserver les valeurs françaises en Côte française des Somalis.

Par la suite, la promulgation de la loi-cadre instaure une assemblée territoriale élue au suffrage universel et un conseil de gouvernement. Fort de sa notoriété, Mahamoud Harbi remporte la totalité des sièges de la chambre le 23 juin 1957 et devient le premier vice-président du conseil du gouvernement de la Côte française des Somalis et ministre du Port, infrastructure stratégique de la colonie.

Le rêve brisé d’un indépendantiste déterminé

Sous la pression de la communauté internationale, De Gaulle amorce la Ve République et annonce, en août 1958, l’organisation d’un référendum le 28 septembre 1958 dans toutes les colonies françaises, proposant aux populations de choisir entre rester dans la communauté française ou accéder à l’indépendance. Une opportunité historique. Parmi tous les représentants africains, seuls le Djiboutien Mahamoud Harbi Farah et le Guinéen Ahmed Sékou Touré appellent ouvertement à l’indépendance. Pour Harbi, il s’agit de rejoindre la vague d’indépendance qui s’annonce chez les voisins somaliens.

De retour à Djibouti, il mène une vaste campagne pour dire « non » à une communauté française élargie. Cinq jours avant le scrutin, il prend la parole à la place Rimbaud actuelle place qui porte son nom. Son discours galvanise les foules. Le colonisateur réalisa le danger que pouvait représenter cet homme pour leurs intérêts. Face à son influence grandissante, la machine coloniale se met en marche pour l’évincer. Intimidation, répression, menaces, s’en sont suivies. Et le jour du vote, le « oui » imposé par les pressions des colons français, l’emporte.

Grâce à son talent d’orateur, il échappe à la destitution lors d’une session extraordinaire convoquée par le gouverneur, mais il dissout la chambre et fixe de nouvelles élections au 23 novembre 1958. Le 5 octobre, lors d’un meeting à Ambouli, Mahamoud Harbi est grièvement blessé à la tête par la gendarmerie coloniale. La foule en colère le sauve in extremis des mains des forces coloniales. Ce soir-là, il parvient à fuir clandestinement vers la France.

Là-bas, il tente de plaider la cause de son peuple auprès des autorités françaises, en vain. Déçu, il choisit l’exil et se tourne vers la lutte armée. Il s’installe en Somalie et crée le FLCS (Front de Libération de la Côte des Somalis). Panafricaniste convaincu, il œuvre également au cours de cette période pour l’unité des Somalies italienne et britannique, toutes proches de l’indépendance.

Son rêve ? Une nation djiboutienne souveraine et libre. Mais ce rêve s’éteint brutalement le 21 septembre 1960, quand un avion le transportant s’écrase au-dessus de l’Italie dans des circonstances troubles. Beaucoup y voient un attentat maquillé, destiné à faire taire définitivement la voix de cet homme, en quête de la souveraineté des siens. Qu’Allah l’accueille dans Son paradis éternel.

RACHID BAYLEH