
Alors que les maladies liées au tabac ne cessent d’augmenter et que de nouvelles pratiques comme la cigarette électronique et la chicha séduisent de plus en plus de jeunes à Djibouti, la prévention reste une priorité de santé publique. Dans cet entretien sans détour, le Dr Ibrahim Mohamed Ibrahim, médecin-capitaine et pneumologue à l’hôpital de la Police nationale, nous éclaire sur les multiples dangers liés au tabagisme sous toutes ses formes. À travers son parcours, ses constats et ses conseils, il lance un message clair : la lutte contre le tabac nécessite une prise de conscience collective et un engagement de tous les acteurs pour protéger les générations futures.
Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Je suis le Dr Ibrahim Mohamed Ibrahim, plus connu sous le nom d’Ibrahim Koulmiyé. J’ai obtenu mon diplôme de médecine générale en 2016, puis j’ai intégré le service de santé de la Police nationale. Après un an comme généraliste, j’ai eu l’honneur de participer à une mission au Darfour, dans une zone sensible, où j’ai exercé pendant un an et demi aux côtés de nos forces de police, accompagné d’un confrère. Cette mission m’a appris beaucoup sur la prise en charge des pathologies en contexte difficile et sur le rôle du médecin dans des conditions parfois extrêmes.
À mon retour, j’ai choisi de me spécialiser en pneumologie, un domaine qui me passionne depuis longtemps, notamment en raison de l’impact des maladies respiratoires sur la population djiboutienne. J’ai effectué ma spécialisation au Sénégal en 2019, avant de rentrer à Djibouti pour mettre mes compétences au service du pays. Aujourd’hui, je travaille pour la deuxième année consécutive comme pneumologue au sein des structures médicales de la Police nationale.
Mais comme les spécialistes en pneumologie restent encore très rares à Djibouti, j’interviens également au Centre Hospitalier Universitaire Dr Chakib Saad Omar dans le cadre d’un partenariat entre l’hôpital de la police et le CHU. J’y réalise des consultations spécialisées, des actes techniques comme les biopsies, les endoscopies bronchiques ou encore le suivi de patients atteints de pathologies pulmonaires lourdes. Selon les besoins, je collabore aussi avec l’hôpital militaire, où deux autres pneumologues exercent actuellement.
Mon objectif est de contribuer à améliorer la prise en charge des maladies respiratoires à Djibouti et de sensibiliser le grand public aux facteurs de risque évitables, au premier rang desquels figure le tabac.
Expliquez-nous concrètement les principaux dangers du tabac pour la santé.
Le tabac est un poison lent, mais implacable. La feuille de tabac contient plus de 5 000 substances chimiques. Rien que cela devrait alerter ! Parmi elles, environ cinquante sont reconnues comme cancérigènes avérées ou probables par l’Organisation mondiale de la Santé. La nicotine est la plus célèbre, car elle crée une dépendance très forte : une fois qu’une personne commence, il devient extrêmement difficile de s’arrêter sans aide.
Le goudron est une autre substance bien connue, notamment pour la construction des routes. Imaginez donc ce qu’elle peut provoquer dans vos bronches et vos poumons ! Quand une personne fume, elle inhale ce mélange toxique qui détruit petit à petit les tissus sains de l’appareil respiratoire. Résultat : le risque de développer un cancer du poumon est multiplié par vingt pour un fumeur régulier par rapport à un non-fumeur.
Peut-on dire que le cancer du poumon est le principal danger ?
Oui, mais pas seulement. Le cancer du poumon est la première conséquence dramatique du tabac. Dans le monde, c’est l’un des cancers les plus meurtriers, et les statistiques ne cessent de le confirmer. À Djibouti, nous manquons encore d’études épidémiologiques précises, mais nous constatons déjà une hausse des cas.
Le problème, c’est que le cancer du poumon est souvent silencieux : au début, les symptômes passent inaperçus ou sont confondus avec une toux banale. Malheureusement, beaucoup de patients arrivent à l’hôpital à un stade avancé, quand il est parfois trop tard pour agir efficacement. À cela s’ajoutent d’autres cancers : bouche, gorge, larynx, œsophage, pancréas, vessie… La liste est longue. Le tabac est une véritable usine à maladies.
Et qu’en est-il des maladies respiratoires chroniques ?
C’est un autre volet tragique. Le tabagisme est la première cause de Bronchopneumopathie Chronique Obstructive, la fameuse BPCO. C’est une maladie dégénérative et irréversible : la capacité pulmonaire diminue de manière accélérée, le patient souffre d’une toux persistante, de difficultés respiratoires chroniques et finit souvent par dépendre d’un concentrateur d’oxygène à domicile. À Djibouti, nous voyons de plus en plus de cas, et cela représente un coût énorme pour les familles et le système de santé. La BPCO peut empêcher une personne de vivre normalement : plus de sport, plus d’efforts, parfois même plus de travail. Elle finit clouée chez elle, branchée à une machine. C’est une souffrance physique et morale pour le patient, mais aussi pour toute la famille qui doit s’adapter à cette nouvelle réalité.
Le tabac ne cause donc pas que des cancers…
Exactement. Il est aussi un facteur majeur de maladies cardiovasculaires. Fumer augmente le risque d’hypertension artérielle, de formation de caillots sanguins, d’infarctus du myocarde, d’accidents vasculaires cérébraux et de troubles circulatoires comme l’artérite des membres inférieurs. Il favorise également le diabète et complique la prise en charge d’autres maladies chroniques.
Ce que j’aimerais que les gens comprennent, c’est que le tabac ne tue pas uniquement les fumeurs : la fumée passive est aussi extrêmement nocive, en particulier pour les enfants et les personnes âgées.
Aujourd’hui, beaucoup de jeunes pensent que la cigarette électronique ou la chicha sont moins dangereuses. Que leur répondez-vous ?
C’est une idée reçue très dangereuse. Beaucoup de jeunes se disent : « Je ne fume pas de cigarettes, je prends juste la chicha ou la vapoteuse. » Mais en réalité, la cigarette électronique contient de la nicotine dans la majorité des cas. Elle est donc tout aussi addictive, surtout pour un adolescent dont le cerveau est encore en plein développement.
La nicotine impacte la mémoire, l’attention, la concentration et augmente le risque de dépendance future à d’autres substances. Quant à la chicha, c’est encore pire : une seule séance de 45 minutes à une heure équivaut à fumer jusqu’à 100 cigarettes. On la partage souvent entre amis, dans un espace clos, ce qui décuple l’exposition aux toxines. La fumée de chicha contient du monoxyde de carbone, des métaux lourds et de nombreuses substances cancérigènes.
Et la cigarette électronique est-elle vraiment « moins pire » ?
Elle n’est pas inoffensive, contrairement à ce que veulent faire croire certaines campagnes de marketing. De plus en plus d’études prouvent que les jeunes vapoteurs sont plus susceptibles de basculer ensuite vers la cigarette traditionnelle. La dépendance au geste est bien réelle, et le risque d’exposition à des substances chimiques mal maîtrisées existe aussi : certains arômes contiennent des composés irritants pour les bronches, voire toxiques.
Que conseillez-vous aux parents et aux jeunes ?
La prévention commence à la maison. Il faut parler à nos jeunes, leur expliquer clairement que la cigarette électronique, la chicha ou le tabac sont des poisons déguisés. Les parents doivent être vigilants, car ces produits circulent facilement : beaucoup de jeunes commencent à fumer dès le lycée, parfois même au collège. Je recommande aussi de ne pas hésiter à consulter un professionnel de santé dès qu’un jeune montre des signes de dépendance. Plus tôt on agit, plus il est facile de l’aider à arrêter. La volonté seule ne suffit pas toujours : il existe des traitements, un accompagnement psychologique, et surtout un suivi médical qui augmente considérablement les chances de succès.
Un dernier mot pour conclure ?
Mon message est simple : personne ne mérite de voir sa vie raccourcie ou détruite à cause d’une addiction évitable. Le tabac est l’une des rares causes de mortalité que l’on peut prévenir à 100 %. Tout fumeur a envie d’arrêter : le rôle des professionnels de santé est d’être là pour le soutenir, sans jugement, et de l’accompagner pas à pas.
J’appelle aussi nos autorités à renforcer les politiques de lutte contre le tabac : interdictions plus strictes, campagnes de prévention ciblées, contrôles plus rigoureux des produits, notamment de la cigarette électronique et du narguilé. Nous devons protéger nos jeunes et offrir un avenir plus sain à notre société. Ensemble, c’est possible.
Propos recueillis par Mohamed Chakib