Au cœur de la ville, certaines rues ne respirent plus. Elles suffoquent. Les ordures s’y entassent comme des plaies béantes, mêlées à des eaux stagnantes d’un noir huileux où se reflètent les néons vacillants et les visages pressés. Une odeur lourde, persistante, s’accroche aux murs comme une mémoire qu’on voudrait oublier. Ce n’est plus seulement la saleté qu’on perçoit : c’est une fatigue morale, une usure lente du regard collectif. « On s’habitue à tout », murmure une vendeuse de légumes, installée à deux pas d’un amas de détritus. « Le matin, je balaie devant ma boutique, mais une heure plus tard, tout revient. A quoi bon ? » Ce à quoi résume une époque. L’acceptation du désordre n’est plus un accident ; c’est devenu une manière de vivre. Les passants contournent les ordures comme on contourne une vérité trop dérangeante. Certains, d’un geste rapide, déposent leur propre sac avant de s’éloigner, sans colère, sans remords. Comme s’ils participaient à un rituel collectif de résignation. La laideur est devenue familière.

Ce spectacle désolant traduit une fracture plus profonde : celle du dedans et du dehors. A l’intérieur, tout brille : sols carrelés, salons parfumés, rideaux impeccablement tirés. Le foyer, sanctuaire de l’ordre, est préservé comme une citadelle de pureté. Mais dès le seuil franchi, le soin s’interrompt. La rue, elle, n’appartient plus à personne. Elle est devenue une zone neutre, où le civisme se dissout dans l’anonymat.

Ce clivage entre l’intime et le public révèle un malaise plus large : la perte du sens du bien commun. La propreté, autrefois geste collectif, s’est réduite à une pratique domestique. On nettoie son intérieur pour se protéger du monde, non pour contribuer à lui. Le dehors – celui de la ville, de la communauté, du vivre-ensemble – est perçu comme une charge, un fardeau dont on se déleste. L’espace public, ce lieu de rencontre et de vie commune, se transforme en no man’s land de la responsabilité. Ce n’est plus un lieu de citoyenneté, mais un territoire de démission partagée.

Et pourtant, la foi est partout. Les mosquées rythment le quotidien, les prières ponctuent les journées, les versets et les hadiths rappellent la beauté de la pureté et font de la propreté une obligation spirituelle. Le Prophète (paix sur lui) a dit : « La propreté fait partie de la foi. » Mais ici, la foi s’arrête souvent à la porte de la maison. Elle inspire l’âme, sans toujours transformer les gestes. L’écart entre la parole sacrée et la pratique sociale est frappant. Ce n’est pas l’absence de croyance qui trouble, mais l’absence de cohérence. On veut la pureté du cœur, mais on oublie celle du sol.  Cette contradiction est au fondement d’un paradoxe moral : on adore Dieu, mais on néglige Sa création. L’oubli du bien commun devient alors une forme subtile d’infidélité à soi-même.

Face à la crise, les autorités se veulent rassurantes. Trente nouveaux camions de collecte ont récemment été mis en service, des tournées régulières sont organisées, et des affiches exhortent les citoyens à « protéger leur environnement ». Mais les machines, aussi nombreuses soient-elles, ne peuvent suppléer à l’absence de conscience. « Nous passons dans chaque quartier tous les jours », explique un employé de l’OVD rencontré près d’un dépôt sauvage. « Mais à peine sommes-nous partis que les gens jettent à nouveau. Ce n’est pas une question de moyens, c’est une question d’habitude. » L’action publique, ici, se heurte à un mur invisible : celui du désengagement collectif. Le civisme ne s’impose pas par décret ; il se cultive par l’exemple, par la pédagogie, par l’éducation. Nettoyer sans éduquer revient à écrire sur du sable : le vent de l’indifférence efface tout.

Ce désordre visible traduit une crise invisible : celle de la citoyenneté. Lorsque la propreté devient une affaire d’Etat et non de société, c’est le signe d’une dépossession. On a remplacé la responsabilité par la délégation, la participation par la plainte. Et dans ce vide civique prospèrent les mouches, les moustiques, et, pire encore, l’apathie. La propreté urbaine n’est pas qu’un indicateur sanitaire. Elle est un baromètre moral. Elle mesure la capacité d’un peuple à s’aimer lui-même. Une rue propre dit : « Nous sommes ensemble. » Une rue sale dit : « Chacun pour soi. »

L’enjeu dépasse la simple question de déchets. Il s’agit d’apprendre – ou de réapprendre – que le dehors est le prolongement du dedans, que la ville est la maison agrandie, que le bien commun commence au pas de sa porte. Cette pédagogie du soin collectif devrait s’enseigner à l’école au même titre que l’alphabet. Car balayer une rue, ce n’est pas un geste servile : c’est un acte civique, une leçon de respect envers les autres et envers soi.

Les grandes ambitions diplomatiques, les plans de modernisation, les rêves de développement durable resteront vides tant qu’ils ne s’incarneront pas dans ce geste citoyen simple : ramasser, préserver, respecter.

La dignité d’un peuple se lit sur ses trottoirs. Et derrière chaque sac d’ordures abandonné se cache un renoncement, une démission. Mais derrière chaque balai levé, chaque coin de rue nettoyé, s’esquisse un possible : celui d’une ville qui recommence à se respecter, et, à travers elle, celui d’un peuple qui renaît ou qui s’éveille.