Lorsque le régime du président Mohamed Siad Barreh s’effondra en 1991, la Somalie entra dans un cycle de désagrégation totale – politique, institutionnelle, économique et morale. L’Etat s’évapora, les institutions se vidèrent de substance, et le tissu social, jadis cimenté par une identité commune, se fragmenta sous le poids des allégeances claniques. Ce ne fut pas seulement une guerre civile, mais un effondrement de l’idée même d’Etat, un vide symbolique où la loi du fusil supplanta celle du droit. Durant la décennie qui suivit, les initiatives de paix se multiplièrent, oscillant entre ingérences extérieures, rivalités régionales et médiations sans ancrage local. Chacune échoua sur le récif des intérêts particuliers, faute d’un processus légitime et d’une vision véritablement somalienne de la réconciliation.
Dans ce contexte d’usure et de désenchantement, une voix s’éleva à la tribune des Nations Unies. Celle du président Ismail Omar Guelleh, alors porteur d’une intuition politique singulière : rendre aux Somaliens la responsabilité et la dignité de leur propre renaissance. Dans un discours d’une clarté rare, il interpella la communauté internationale sur le devoir moral de ne pas abandonner la Somalie à son destin, tout en soulignant que la solution devait venir du cœur même de la société somalienne. « La paix ne se parachute pas, elle se cultive », affirmait-il, traçant déjà les lignes de ce qui deviendrait le processus d’Arta.
Ainsi naquit, le 2 mai 2000, la Conférence d’Arta, organisée sous l’égide de Djibouti et de l’IGAD. L’événement n’était pas un simple conclave politique : il constituait un tournant paradigmatique dans la diplomatie africaine contemporaine.
L’objectif fondamental de la conférence était triple :
l Adopter une charte de transition, établissant le socle juridique d’un futur Etat somalien ;
l Mettre en place un Parlement national de transition, reflet équilibré des composantes sociales et communautaires du pays ;
l Former un gouvernement de transition, capable d’incarner la légitimité retrouvée et de restaurer l’autorité de l’Etat.
Mais au-delà de ces finalités institutionnelles, Arta visait un idéal plus profond : réconcilier la société somalienne avec elle-même. Son originalité tenait à la composition même de ses participants : non plus des chefs de guerre ou de représentants d’intérêts armés, mais des sages, des intellectuels, des religieux, des commerçants, des universitaires et des représentants de la société civile. Cette architecture sociale conféra au processus une légitimité organique, enracinée dans la pluralité des voix et des mémoires, loin des compromis dictés par la force.
Le génie diplomatique d’Arta résidait précisément dans ce choix méthodologique : inverser la logique traditionnelle des négociations. Là où les médiations antérieures cherchaient à concilier les puissants, Djibouti choisit de rassembler les consciences. Sous la haute impulsion du président Guelleh, le processus fut fondé sur la retenue diplomatique, la non-ingérence structurée et la neutralité bienveillante. Les aides financières étrangères furent volontairement écartées afin d’éviter les influences dissimulées et les dépendances politiques. Djibouti assuma la totalité de la logistique, du financement et de l’organisation matérielle, mobilisant sa population dans un élan national sans précédent. Le rôle de facilitateur prit ici une dimension quasi philosophique : accompagner sans imposer, soutenir sans orienter, accueillir sans s’approprier.
Les procédures de négociations furent exemplaires par leur rigueur et leur esprit méthodique. Des commissions thématiques furent établies – santé, économie, affaires sociales, relations internationales et charte constitutionnelle – chacune chargée de penser, non la seule répartition du pouvoir, mais la refondation du vivre-ensemble. Les débats, parfois âpres, révélaient la profondeur des fractures, mais aussi la persistance d’un idéal collectif : celui d’un Etat de droit fondé sur la justice, la solidarité et l’islam comme éthique partagée. Lorsque la question de la représentation tribale bloqua le processus, un moment décisif fut atteint. C’est alors que le président Guelleh, dans une allocution empreinte d’émotion et de lucidité, appela les délégués à dépasser les clivages ancestraux : « Le peuple vous attend. L’histoire ne retiendra pas vos querelles, mais votre courage à les surmonter. » Ces mots, simples et vibrants, eurent l’effet d’une catharsis collective.
Les avancées concrètes et les fruits tangibles du processus d’Arta illustrent l’efficacité et la portée durable de cette médiation historique :
l La Charte nationale de transition fut adoptée, établissant les bases juridiques d’un Etat somalien fonctionnel et légitime.
l L’Assemblée nationale de transition élut son président et ses députés selon un équilibre tributaire et représentatif.
l Le Gouvernement de transition somalien fut formé, et le président élu reconnu par l’ensemble des parties prenantes et accueilli à Mogadiscio.
l La communauté internationale, notamment le Conseil de sécurité des Nations Unis, valida le processus d’Arta comme le cadre le plus viable et légitime de réconciliation somalienne.
l La diplomatie djiboutienne fut consacrée comme un modèle de médiation régionale, renforçant la stabilité et la coopération dans la Corne de l’Afrique.
Les enseignements d’Arta sont multiples et universels : la paix durable est endogène, l’inclusivité est essentielle à la légitimité, la médiation efficace nécessite la discipline du retrait, et la reconstruction d’un Etat exige la refondation morale et sociale des institutions. Le modèle d’Arta, conjuguant proximité géographique, solidarité régionale et souveraineté des peuples, s’impose comme un paradigme de la diplomatie africaine de la paix.
Afin de pérenniser cet héritage, Djibouti pourrait créer un Institut de la paix et de la résolution des conflits, transformant l’expérience d’Arta en savoir transmissible et consolidant sa position comme acteur pivot de la stabilité régionale. Ainsi, Arta n’a pas seulement permis la renaissance institutionnelle de la Somalie, elle a également réhabilité la foi dans la diplomatie comme instrument de civilisation, illustrant qu’au cœur des crises africaines, la sagesse, le dialogue et la fraternité politique peuvent triompher des conflits les plus enracinés.