C’est hier, à l’hôtel Ayla que s’est clôturée la conférence qui pourrait bien marquer un tournant dans l’histoire économique africaine. Sous les ors et les marbres de ce palace, ministres, entrepreneurs et experts ont pris le pouls de la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine, cette ZLECAF dont on parle tant mais qu’on connaît si peu.

Organisée conjointement par le gouvernement djiboutien et le Secrétariat de la ZLECAF, cette rencontre avait pour ambition de faire le point sur ce projet titanesque, censé transformer un continent fragmenté en puissance économique cohérente. Mais au-delà des discours convenus et des poignées de main photographiées, que reste-t-il vraiment de cette promesse d’unité? Où en est ce rêve africain face aux réalités du terrain?

Imaginez un marché unique de 1,3 milliard de personnes, un espace économique où les marchandises circuleraient librement de Tanger à Johannesburg, du Caire à Dakar. C’est l’horizon que dessine la ZLECAF depuis son lancement en 2018 et son entrée en vigueur trois ans plus tard. En supprimant progressivement 90% des barrières douanières entre pays africains, elle entend réveiller un commerce intracontinental aujourd’hui anémique: à peine 15% des échanges africains se font entre voisins, quand l’Europe affiche fièrement ses 70%.

Au cœur de cette mécanique ambitieuse se trouvent les zones économiques spéciales, ces territoires où fiscalité allégée et infrastructures modernes attirent investisseurs et industries. Djibouti, avec sa zone franche de Doraleh, en est l’illustration parfaite: un petit pays transformé en carrefour névralgique où transitent les richesses de trois continents.

Mais la ZLECAF porte en elle une promesse bien plus profonde qu’un simple accord commercial. Elle raconte l’histoire d’une Afrique qui se réinvente, qui refuse le rôle de simple pourvoyeuse de matières premières pour devenir créatrice de valeur. Elle parle d’emplois pour une jeunesse bouillonnante, d’industries naissantes, de chaînes de production locales.

C’est à Ayla que cette vision a pris corps à travers les témoignages d’entrepreneurs qui voient dans ces zones économiques spéciales non pas de simples havres fiscaux, mais de véritables laboratoires d’innovation où technologie, durabilité et inclusion sociale se rencontrent. Les délégués ont quitté la conférence, mais une question persiste: pourquoi, quatre ans après son lancement officiel, la ZLECAF peine-t-elle encore à transformer le quotidien des Africains?

Premier écueil, et non des moindres: Comment harmoniser les politiques commerciales de 54 nations aux histoires, aux économies et aux ambitions si différentes? Les négociations s’enlisent, notamment sur ces fameuses “règles d’origine” qui déterminent quels produits peuvent bénéficier des exemptions douanières. À ce jour, sept pays manquent encore à l’appel des signataires, et parmi ceux qui ont ratifié l’accord, combien l’appliquent réellement?

Puis vient le défi des infrastructures, ce talon d’Achille du développement africain. Djibouti, avec ses ports ultramodernes et ses routes bien entretenues, fait figure d’exception sur un continent où transporter des marchandises relève souvent du parcours du combattant.

Routes défoncées, ponts fragiles, réseaux électriques capricieux, postes-frontières engorgés… La Banque africaine de développement estime à 170 milliards de dollars annuels les investissements nécessaires pour combler ce gouffre infrastructurel d’ici 2030. Sans cela, la libre circulation des biens restera une chimère.

La gouvernance, elle aussi, pose question. La ZLECAF exige une coordination millimétrée entre administrations nationales, secteur privé et organisations régionales. Or, les lourdeurs bureaucratiques et parfois la corruption entravent cette fluidité. Sans parler des réticences de certains États, qui craignent non sans raison que l’ouverture des frontières ne profite qu’aux économies les plus robustes, creusant davantage les inégalités continentales. Enfin, comment concilier cette ambition d’intégration économique avec les impératifs de durabilité et d’inclusion? Les zones économiques spéciales, souvent décriées pour leur impact environnemental ou leur faible ancrage dans les communautés locales, doivent se réinventer. Former une main-d’œuvre qualifiée, intégrer les femmes et les jeunes dans ces nouveaux écosystèmes économiques, préserver les ressources naturelles: autant de défis qui appellent non seulement des financements, mais aussi une vision politique renouvelée.

Djibouti, l’exception qui confirme la règle

Dans cette fresque africaine, Djibouti occupe une place à part. Devenu un hub logistique incontournable grâce à sa position stratégique à l’entrée de la mer Rouge. Ses infrastructures ports en eau profonde, chemin de fer vers l’Éthiopie, zones franches ultramodernes en font une vitrine de ce que pourrait être l’Afrique connectée de demain.

Mais Djibouti est-il pour autant un modèle reproductible? Sa situation géographique exceptionnelle, son économie largement tournée vers les services et sa petite taille en font un cas particulier. Les défis d’un Nigeria surpeuplé, d’une République démocratique du Congo immense et enclavée, ou d’un Malawi agricole sont d’une tout autre nature.  La conférence de l’Ayla, en choisissant Djibouti a certes mis en lumière une réussite africaine, mais elle a aussi, involontairement peut-être, souligné le chemin qui reste à parcourir pour que cette réussite devienne la norme plutôt que l’exception.

Car au fond, derrière les statistiques et les traités, la ZLECAF raconte avant tout une histoire humaine. Celle de l’agricultrice kényane qui pourrait vendre ses produits au- delà des frontières sans taxes prohibitives. Celle de l’entrepreneur sénégalais qui rêve d’étendre son marché à toute l’Afrique de l’Ouest. Celle de l’ouvrière éthiopienne qui espère un emploi stable dans une industrie textile en plein essor.

C’est cette dimension profondément humaine que les intervenants de la conférence ont tenté de capturer ce matin. La ZLECAF n’est pas qu’une affaire de PIB ou de balance commerciale; elle porte en elle la promesse d’une Afrique où la prospérité serait enfin partagée, où chaque citoyen pourrait bénéficier des fruits de l’intégration économique.

Mais pour que cette promesse devienne réalité, l’Afrique devra surmonter ses divisions internes, investir massivement dans son avenir et, surtout, inventer un modèle de développement qui lui soit propre ni copie du modèle occidental, ni réplique du modèle asiatique, mais une voie africaine vers la prospérité.

Avec la fin de cette conférence, on ne peut s’empêcher de ressentir ce mélange si particulier d’espoir et d’impatience qui caractérise souvent les affaires africaines. La ZLECAF est sans doute la plus belle opportunité économique qu’ait connue le continent depuis les indépendances. Mais elle n’est pas une baguette magique. Elle exige courage politique, la conjugaison d’une Grammaire commune, une vision stratégique et, plus que tout, une mobilisation collective.

Said Mohamed Halato