
Depuis plusieurs décennies, la République de Djibouti a pris le parti de se doter d’un système statistique robuste. Cette volonté s’est traduite par la mise en place d’institutions successives, la réalisation de recensements à l’échelle nationale, l’introduction de la technologie dans les opérations de collecte de données et, plus récemment, par l’émergence de l’Institut de la Statistique de Djibouti, plus connu sous le nom d’INSTAD. Cet institut, désormais au cœur de la planification stratégique, incarne cette nouvelle ère où la connaissance précise du pays est érigée en condition de réussite de toutes les politiques publiques.

Il est des outils discrets qui façonnent pourtant les décisions majeures d’un pays. La statistique, par nature silencieuse, en fait partie. À Djibouti, elle s’est progressivement imposée comme une infrastructure invisible mais essentielle, en appui à la vision du développement portée par l’État. Derrière les chiffres et les tableaux, il y a une dynamique, une stratégie, et surtout une ambition : bâtir un pays sur la base de faits, de réalités concrètes, et non de suppositions.
Dans un environnement régional en mutation rapide, où les défis sociaux, économiques, climatiques et démographiques s’entremêlent, Djibouti ne peut se permettre de naviguer à vue. La donnée devient ainsi un levier de souveraineté et un outil de gouvernance. Ce changement de paradigme n’a pas été immédiat. Il est le fruit d’un long processus institutionnel, jalonné de réformes, d’expérimentations et d’enseignements.

Une architecture institutionnelle construite sur la durée
L’histoire de la statistique djiboutienne commence peu après l’indépendance. En 1981, la Direction Nationale de la Statistique (DINAS) est créée. Elle est alors rattachée au ministère du Commerce et du Tourisme. Cette structure a pour mission d’organiser la production statistique, mais elle opère dans un champ restreint. La même année, une autre entité voit le jour : le Bureau Central du Recensement (BCR), rattaché cette fois au ministère de l’Intérieur. Chacune de ces institutions mène ses activités selon ses propres logiques.
Très vite, les limites d’un tel fonctionnement apparaissent. L’absence de coordination entre les deux organes entrave la lisibilité et l’efficacité du système statistique. Au fil des années, plusieurs tentatives de rapprochement sont entreprises. C’est en 1997 que le décret présidentiel 97-0016/PRE rattache enfin la DINAS et le BCR auprès du Premier ministre, ouvrant ainsi la voie à une fusion plus fonctionnelle. Deux ans plus tard, un nouveau décret confie la DINAS au ministère de l’Économie, des Finances et de la Planification. Le BCR suivra en 2001.
La fusion administrative de ces deux structures sera actée par la loi 195/AN/02/4ème L du 22 décembre 2002. Elle donne naissance à la Direction de la Statistique et des Études Démographiques (DISED), structure qui assurera pendant près de deux décennies la production statistique nationale. À travers cette fusion, le pays se dote pour la première fois d’un organe centralisé en matière de données, capable de planifier, de produire, de publier et d’archiver des informations capitales sur la population et l’économie nationale.
Mais les besoins évoluent. À l’heure de la mondialisation de l’information, des nouveaux outils technologiques et de la montée en puissance des Objectifs de Développement Durable, le gouvernement djiboutien prend une décision stratégique : transformer la DISED en un institut statistique national autonome. C’est ainsi que la loi n°26/AN/18/8ème L du 27 février 2019 consacre la création de l’Institut National de la Statistique de Djibouti (INSD). Doté de la personnalité morale et de l’autonomie financière, il est désormais rattaché au ministère de l’Économie et des Finances chargé de l’Industrie.
Deux ans plus tard, une réforme complémentaire donne naissance à l’INSTAD, nouvelle appellation adoptée par la loi n°108/AN/20/8ème L. Le décret n°2021-236/PR/MEFI officialise les statuts de cette institution qui se veut plus moderne, plus ouverte et plus proactive. Le changement de nom n’est pas qu’un effet de style. Il reflète une ambition nouvelle : celle de faire de la statistique une fonction stratégique de l’État.
Recensements généraux : une photographie fidèle de la nation
Depuis l’indépendance, Djibouti a organisé trois Recensements Généraux de la Population et de l’Habitat (RGPH). Le premier
d’entre eux, en 1983, a été une opération pionnière. Bien que menée dans des conditions techniques modestes, elle a permis de dresser un premier tableau de la population nationale, estimée alors à environ 473 000 habitants. Ce recensement a couvert l’ensemble du territoire, y compris les zones nomades, marquant une étape importante dans la connaissance de la réalité démographique du pays. Il faudra attendre 2009 pour que le deuxième recensement soit organisé. Cette opération bénéficie d’une préparation rigoureuse : quatre années de planification, une cartographie censitaire réalisée sur près de deux ans, et un dénombrement mené sur trois semaines. Les résultats du RGPH-2 fixent la population nationale à 818 159 habitants. Ce recensement a eu une portée bien plus large que le précédent. Il a permis de produire des données détaillées sur les caractéristiques socio-économiques des ménages, d’identifier les disparités territoriales, et de mettre à jour les besoins prioritaires en matière d’infrastructures et de services sociaux. Le RGPH-3, mené en 2024, marque un tournant. Il intègre les technologies les plus avancées : tablettes numériques pour la saisie directe, systèmes d’information géographique pour la localisation des ménages, supervision à distance en temps réel. Cette approche modernisée a permis une collecte plus rapide, plus précise, avec un meilleur contrôle de qualité. L’usage des outils numériques a également réduit considérablement les délais entre la collecte et la diffusion des résultats. Mais l’enjeu ne se limite pas à la méthode.
Ce troisième recensement intervient dans un contexte international où les indicateurs sont scrutés dans le cadre du suivi des Objectifs de Développement Durable (ODD). Il s’agit non seulement de connaître la population, mais aussi de mesurer les progrès accomplis dans la lutte contre la pauvreté, l’amélioration de l’éducation, la santé, l’égalité des genres ou l’accès à l’eau et à l’énergie. Les données issues du RGPH-3 serviront de fondement à toutes les politiques de développement jusqu’à la prochaine décennie.
Une activité statistique permanente au service des politiques publiques
Entre les grands recensements, l’INSTAD mène une activité soutenue à travers des enquêtes thématiques régulières. Parmi les plus connues figurent l’Enquête Djiboutienne auprès des Ménages (EDAM), l’Enquête Démographique et de Santé (EDS), ou encore les enquêtes MICS menées en partenariat avec l’UNICEF. Ces enquêtes fournissent des données précieuses sur la pauvreté, la santé maternelle et infantile, l’éducation, l’accès aux services de base ou encore les inégalités de genre.
Depuis 2017, une transition vers la collecte numérique a été amorcée, permettant une amélioration notable de la qualité et de la fréquence des enquêtes. En 2025, deux nouvelles enquêtes sont lancées : l’EDAM-I5, qui se concentre sur les conditions de vie et la pauvreté, et l’EDST, une enquête trimestrielle sur l’emploi, dont les résultats sont particulièrement attendus pour éclairer les politiques d’insertion professionnelle.
En plus des enquêtes, l’INSTAD publie régulièrement des indicateurs économiques tels que l’Indice des Prix à la Consommation (IPC), l’Indice du Climat des Affaires (ICA), ou encore l’Indice de la Production Industrielle (IPI). Ces indicateurs sont indispensables pour suivre l’évolution de l’économie, anticiper les tendances, et renforcer la transparence économique.
Une autre initiative majeure en cours concerne le Recensement Général des Entreprises (RGE). Il s’agit de cartographier le tissu économique national, de mesurer la taille du secteur informel, d’identifier les secteurs dynamiques et les besoins des entreprises. Ce recensement est un préalable essentiel à toute stratégie de relance économique, de soutien aux PME ou de formalisation de l’activité informelle.
La construction d’une culture nationale de la donnée
L’INSTAD ne se contente pas de produire des chiffres. Il œuvre aussi à renforcer la culture statistique au sein de la société djiboutienne. Des campagnes de sensibilisation accompagnent les grandes enquêtes pour inciter les citoyens à participer, à comprendre l’utilité des données et à faire confiance aux enquêteurs.
Des publications pédagogiques, des partenariats avec les établissements scolaires et des formations aux journalistes contribuent à vulgariser la statistique. Car une statistique utile est une statistique utilisée. Les décideurs politiques ne sont pas les seuls concernés. Les collectivités locales, les chercheurs, les ONG, les bailleurs de fonds, les journalistes et les citoyens eux-mêmes doivent pouvoir s’approprier les données, les analyser et les intégrer dans leurs réflexions.
Le succès de cette démarche repose sur un principe simple : la transparence.
L’INSTAD s’engage à publier ses résultats de manière accessible, claire, documentée. L’ouverture des données publiques est une priorité à long terme, car elle favorise la participation démocratique, renforce la redevabilité des institutions, et stimule l’innovation dans la société civile.
À l’heure où les défis s’accumulent, Djibouti a fait le choix d’investir dans la connaissance de soi. Loin d’être un luxe ou une préoccupation secondaire, la statistique est devenue un fondement de l’action publique. Grâce à l’INSTAD, le pays dispose d’un système statistique performant, moderne et crédible. Un système capable d’alimenter les stratégies nationales, de mesurer les progrès, d’identifier les urgences et de construire des réponses adaptées.
Cette trajectoire doit se poursuivre et s’amplifier. Car un pays qui se connaît bien est un pays qui peut se projeter, anticiper, innover et avancer avec confiance. En comptant ses forces, ses besoins, ses évolutions, Djibouti trace la voie d’un développement éclairé, équitable et durable.
Souber Hassan