
Vingt-cinq ans après avoir abrité l’un des moments les plus décisifs de la diplomatie africaine contemporaine, Arta s’apprête à écrire une nouvelle page de son histoire. Demain, jeudi 30 octobre 2025, la colline qui vit renaître l’espoir somalien accueillera l’inauguration du Mémorial de la Paix d’Arta. Plus qu’un monument, c’est une idée pétrifiée dans la pierre : celle d’un petit pays, Djibouti, qui osa croire que la parole africaine pouvait, à elle seule, recoudre les déchirures de la guerre.

Arta 2000 : quand la parole devint un traité
Juillet 2000. Sur les hauteurs d’Arta, à quelques encablures de Djibouti-ville, une tente de toile beige se dresse dans la poussière. Ce n’est pas une tente comme les autres. Sous ce chapiteau battu par le vent vont s’asseoir plus de deux mille Somaliens venus de partout : anciens, poètes, chefs de clans, femmes, religieux, intellectuels et membres de la diaspora. Tous avaient fui la guerre civile, mais tous portaient encore, au fond d’eux, l’idée que la paix pouvait être une œuvre commune.Un ancien délégué somalien s’en souvient encore : « Ce n’était pas seulement une conférence, c’était une idée qui a grandi plus vite que les balles. »
Car Arta fut avant tout une inversion du modèle classique de la diplomatie. Là où les pourparlers de paix se tenaient habituellement à Genève, Nairobi ou au Caire, dans des hôtels aux murs capitonnés, Djibouti choisit la simplicité, presque l’ascèse : une tente, du thé, et la parole comme seule arme. Pendant des semaines, les débats s’enchaînent, rythmés par les prières. On discute, on récite des poèmes, on écoute les anciens. La politique retrouve son visage humain. Ici, le droit international se parle avant de s’écrire, et la négociation devient un acte de fraternité. « Il y avait plus de vers que de mitraillettes », confiera un journaliste de la RTD présent sur place.

Au terme de longs mois d’échanges, un consensus finit par émerger. Les Somaliens, sous la tente d’Arta, inventent un modèle inédit de partage du pouvoir, connu sous le nom de système “4,5” — quatre parts pour les grands clans et une demi-part pour les minorités. Inspiré des traditions du shir beeleed, cette assemblée coutumière où chaque voix compte, ce mécanisme s’imposera plus tard comme la charpente de la Constitution somalienne de 2012.
L’ONU, d’abord sceptique, saluera finalement une initiative « enracinée et authentiquement africaine ». Pour la première fois, la légitimité d’un gouvernement somalien ne venait plus des capitales occidentales, mais du consensus de ses clans. À Arta, la Somalie n’a pas seulement retrouvé une administration ; elle a retrouvé un récit.
Mais ce que l’histoire retiendra surtout, c’est que la paix d’Arta fut une poésie partagée. Said Mohamed Halato, poète et témoin, le rappelle avec émotion : « Il y eut un temps où la paix se cherchait dans le vacarme des armes. Puis vint Arta, et des voix se sont élevées plus haut que la haine. »
Sous la tente, la poésie reprit ses droits. Les gabay, ces poèmes de guerre devenus poèmes de paix, furent scandés à la manière d’un exorcisme collectif. Les heeso nabadeed, chansons de réconciliation, remplaçaient les slogans politiques. Une chanteuse improvisa ce vers resté dans les mémoires : “Xitaa ciidda Arta way ina wada qaadaysaa, maxaan u kala cararaynaa?”

Même le sable d’Arta nous supporte ensemble, pourquoi pas nos cœurs ?
Les observateurs étrangers furent déconcertés. Là où ils attendaient des négociations techniques, ils découvrirent une cérémonie du langage. La diplomatie devint orale, presque mystique. La paix s’écrivait à voix haute, dans une langue qui appartenait à ceux qui souffraient.
Un ancien participant, aujourd’hui installé à Mogadiscio, témoigne : « Nous n’avions pas de traducteurs. C’était notre langue, notre douleur, notre solution. »
Ce jour-là, la Somalie comprit que la parole eeray pouvait être plus forte que les fusils.
Djibouti, la neutralité active
Ce qui, en 2000, paraissait une improvisation sous toile est aujourd’hui considéré comme une école de pensée diplomatique. Arta a démontré qu’il n’existe pas de modèle universel de paix. Chaque nation, chaque peuple peut inventer sa propre grammaire du dialogue.
Depuis, le monde a changé de ton. Les médiateurs doivent désormais parler la langue du conflit pour être entendus. L’Afrique n’est plus uniquement le théâtre des négociations ; elle en devient l’auteur. Et ce glissement sémantique, cette conquête du verbe, trouve son point d’origine dans la tente d’Arta.
Vingt-cinq ans plus tard, les diplomates africains citent encore cet épisode comme un tournant. Arta est devenue un mot-clé, une référence morale et politique. La “méthode Arta” — ancrer la négociation dans les cultures locales — est désormais enseignée dans plusieurs écoles de diplomatie du continent.
Au-delà de la Somalie, Djibouti a fait de cette expérience un pilier de sa politique étrangère. Ce petit État, dont la diplomatie se fonde sur la discrétion et la constance, a transformé sa neutralité en puissance morale. Depuis Arta, le pays a accueilli des pourparlers entre l’Éthiopie et l’Érythrée, entre les factions soudanaises, et s’est imposé comme un médiateur crédible au sein de l’IGAD.
Arta fut la preuve que la taille d’un pays n’est pas un obstacle à la grandeur diplomatique. Elle enseigna que la paix peut naître non pas d’un calcul géopolitique, mais d’un geste humain — celui d’un peuple qui tend une tente au lieu d’un drapeau.
À la veille de l’inauguration du Mémorial, plusieurs anciens délégués somaliens ont tenu à revenir à Arta. Leurs visages, marqués par le temps, s’éclairent à l’évocation de ces semaines de fraternité.
Abdullahi Farah, poète et participant à la conférence, raconte : « Je me souviens du vent d’Arta. Il soufflait sur nos visages comme pour nous rappeler que nous étions encore vivants. La nuit, nous dormions sur des nattes, mais nos cœurs veillaient. Nous ne savions pas si la paix viendrait, mais nous savions qu’elle pouvait venir de nous. »
Une autre déléguée, Amina Warsame, se rappelle de la force des chants : « Les femmes ont chanté avant les hommes. Elles ont rappelé les noms des fils perdus, des maris disparus. Beaucoup ont pleuré. Ce jour-là, la Somalie s’est reconnue dans ses larmes. » Leurs voix résonneront demain dans les allées du Mémorial de la Paix, qui leur rend hommage.
Une mémoire devenue matière
Le Mémorial d’Arta, qui sera inauguré demain, ne se veut pas un sanctuaire du passé, mais un espace vivant de mémoire. Ses lignes sobres et lumineuses évoquent la fragilité et la persévérance de la paix. Chaque dalle porte un nom, chaque vitrail une phrase tirée d’un poème récité en 2000. La lumière filtrant à travers les verrières symbolise cette clarté que Djibouti offrit à la région au moment où tout semblait obscur.
« Le Mémorial n’est pas un lieu, c’est un souffle rendu visible, une mémoire devenue matière. » Car ici, la mémoire n’est pas un mausolée. Elle est une lampe pour ceux qui viendront. Ce mémorial enseignera aux générations futures que la paix n’est pas un événement ponctuel, mais une discipline : une patience, une écoute, une volonté partagée. L’histoire retiendra que le 30 octobre 2025, Djibouti a matérialisé la mémoire pour la postérité. En érigeant ce monument, le pays a inscrit son nom dans la cartographie morale des nations qui ont su, à un moment de leur histoire, faire primer la dignité sur la force. Yalta fut la politique, Bandung la dignité, Arta fut la réconciliation.
Le Mémorial, posé entre montagne et mer, témoigne d’une vérité simple : la paix n’est pas une destination, mais une vocation. Elle se cultive, se partage, se protège. Et Djibouti, en enracinant cette vocation dans la pierre, rappelle à l’Afrique et au monde que la paix véritable ne se signe pas, elle se chante.
Vingt-cinq ans après, Arta n’a pas seulement mis fin à une guerre. Elle a mis fin à une dépendance : celle de croire que la paix devait venir d’ailleurs. En cela, elle fut une révolution tranquille de la pensée diplomatique africaine.
Demain, Arta ne commémorera pas une conférence : elle célébrera une conscience. Celle d’un continent qui, sous une tente, osa parler de paix avec ses propres mots.
Said Mohamed Halato










































