« Le recensement 2024 a posé les bases d’un système statistique moderne »

Le troisième Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH-3), lancé en 2024, constitue l’une des opérations statistiques les plus ambitieuses jamais entreprises par Djibouti depuis l’indépendance. À la tête de cette mobilisation nationale, le Dr Ibrahim Abdi Hadi, directeur général de l’INSTAD, revient dans cet entretien sur les enjeux de cette vaste opération, les défis rencontrés, les innovationstechnologiques mises en œuvre, ainsi que les leçons tirées pour l’avenir du système statistique national.

La Nation : Monsieur le Directeur Général, quel est l’objectif principal du RGPH-3 ?

Dr Ibrahim Abdi Hadi : L’objectif global du recensement est de mettre à jour les données démographiques et socio-économiques de notre pays. Ces données sont fondamentales pour planifier et évaluer les politiques de développement. Il s’agit d’avoir une photographie précise de la population, de son évolution, de ses conditions de vie et de l’état de l’habitat. En d’autres termes, nous cherchons à mieux comprendre qui nous sommes, où nous vivons, et dans quelles conditions, afin d’orienter au mieux les décisions publiques.

Pourquoi était-il nécessaire de lancer ce recensement en 2024 ?

Le dernier recensement datait de 2009. Or, en quinze ans, la dynamique démographique de Djibouti a évolué à un rythme soutenu. Nous assistons à des transformations rapides : urbanisation accrue, croissance des centres secondaires, nouveaux besoins en matière de santé, d’éducation ou d’infrastructures. Il devenait donc indispensable de disposer de données actualisées, fiables et représentatives. Le RGPH-3 nous permet d’aligner nos outils de planification sur la réalité du terrain. Il nous offre également un cadre statistique de référence pour suivre nos engagements internationaux, notamment les Objectifs de Développement Durable.

En quoi ce recensement se différencie-t-il des deux précédents ?

Le RGPH-3 marque une rupture par son approche technologique. Contrairement aux éditions précédentes, nous avons totalement dématérialisé la collecte des données. Les agents recenseurs ont travaillé avec des tablettes numériques, ce qui nous a permis de gagner en efficacité, en précision, et en rapidité. Nous avons également intégré le géoréférencement, ce qui veut dire que chaque ménage est localisé sur une carte. Cela améliore la qualité des données et facilite les analyses spatiales. D’un point de vue organisationnel, nous avons mis en place une coordination interinstitutionnelle plus étroite et un dispositif de supervision en temps réel, via des tableaux de bord numériques. Enfin, sur le plan thématique, le questionnaire a été élargi pour mieux refléter les enjeux actuels, y compris des dimensions liées au genre et à la résilience des ménages.

La collecte numérique était donc une première à Djibouti ?

Absolument. Nous avons utilisé la méthode CAPI, c’est-à-dire une collecte assistée par tablette. Cette approche a remplacé les anciens formulaires papier. Elle permet une saisie directe, donc avec moins d’erreurs. Les tablettes intégraient un questionnaire standardisé, un système de géolocalisation, ainsi qu’un mécanisme de validation automatique des réponses. Grâce à cela, nous avons pu suivre, quasiment en temps réel, l’évolution de la collecte dans chaque région. Ce fut un véritable saut technologique pour notre pays.

Combien d’agents ont été mobilisés sur le terrain ?

Nous avons déployé un total de 1 605 agents recenseurs sur l’ensemble du territoire. La majorité a été affectée à Djibouti-ville, compte tenu de sa densité, mais toutes les régions ont été couvertes, de Tadjourah à Obock, en passant par Dikhil, Ali-Sabieh et Arta. Cette mobilisation a demandé une logistique rigoureuse. Nous avons veillé à une bonne répartition, en tenant compte des spécificités de chaque localité.

Comment ces agents ont-ils été sélectionnés et formés ?

La sélection a été faite de manière très rigoureuse. Nous avons privilégié les profils ayant une bonne formation de base, une expérience préalable dans les enquêtes, une maîtrise des outils numériques et des aptitudes relationnelles. La connaissance des langues locales a aussi été un critère important, surtout pour les régions de l’intérieur. Une fois sélectionnés, les agents ont suivi une formation intensive, à la fois théorique et pratique. Ils ont appris à maîtriser les tablettes, à poser les bonnes questions, à gérer les situations délicates. À l’issue de cette formation, un test a permis de retenir les meilleurs profils. Nous avons aussi constitué une réserve de remplaçants, au cas où.

Quels ont été les principaux défis rencontrés sur le terrain ?

Ils ont été nombreux. Certains étaient d’ordre technique. Par exemple, nous avons eu des problèmes de batterie ou de surchauffe des tablettes, notamment dans les zones très chaudes. Il y a eu aussi des dysfonctionnements du système CAPI, liés à des mises à jour ou à une mauvaise géolocalisation. D’autres obstacles étaient logistiques : des véhicules en nombre limité, des routes coupées après les pluies, des accès difficiles dans certaines zones reculées.

Sans oublier les défis humains, comme des tensions entre agents ou des incompréhensions avec les autorités locales. Mais nous avons su réagir vite, adapter nos méthodes, mobiliser des équipes techniques en appui, et renforcer la coordination. Dans l’ensemble, malgré les difficultés, la collecte s’est déroulée dans de bonnes conditions.

Comment avez-vous assuré la couverture des régions les plus isolées ?

Nous avons recruté des agents originaires des zones concernées. Cela facilite l’acceptation sociale, réduit les problèmes linguistiques et améliore la qualité de l’échange. Nous avons aussi collaboré étroitement avec les préfets, les sous-préfets, les élus locaux, les chefs coutumiers. Des campagnes de sensibilisation ont été menées en amont, à la radio, dans les mosquées, ou par le biais d’ONG partenaires. Sur le plan logistique, nous avons prévu des véhicules adaptés et renforcé le suivi à distance. Cette approche territorialisée a été décisive pour atteindre tous les ménages.

Le taux de participation a-t-il été à la hauteur de vos attentes ?

Oui, et même au-delà. Le taux de participation des ménages s’élève à 97,6 %. C’est un chiffre exceptionnel, qui témoigne de la mobilisation de la population. Cela prouve que les Djiboutiens comprennent l’importance du recensement pour le développement du pays. Ils ont, dans leur immense majorité, accueilli favorablement les agents, répondu avec sérieux et facilité les opérations.

Quelles leçons tirez-vous de cette expérience nationale ?

La première leçon, c’est qu’avec une bonne planification, des équipes bien formées et un fort engagement institutionnel, un pays de notre taille peut mener un recensement moderne, efficace et crédible. Nous avons aussi mesuré l’importance de la technologie, à condition qu’elle soit bien maîtrisée. Les outils numériques ont permis d’améliorer la qualité des données, mais ils exigent une solide infrastructure technique et une bonne préparation. Enfin, cette opération a renforcé notre capacité à travailler en réseau, à coordonner des acteurs très divers, à mobiliser les citoyens. C’est une réussite collective.

Prévoyez-vous d’autres opérations similaires à l’avenir ?

Bien sûr. Le RGPH-3 s’inscrit dans une dynamique de long terme. Nous allons continuer à mener des recensements périodiques, conformément aux standards internationaux. D’autres enquêtes thématiques sont aussi prévues dans les années à venir, sur l’emploi, la pauvreté, la santé ou l’éducation. Nous voulons faire de l’INSTAD une institution de référence, capable de fournir des données pertinentes, fiables et accessibles à tous les décideurs. Cela passe par un renforcement constant de nos compétences, par l’intégration des innovations, et par une culture statistique plus développée dans le pays.

Un dernier mot pour conclure ?

Je voudrais remercier la population djiboutienne pour sa participation exemplaire. Le succès du recensement repose sur leur coopération. Je salue également le travail remarquable des agents sur le terrain, parfois dans des conditions très difficiles. Ce RGPH-3 est un tournant pour Djibouti.

Il symbolise notre volonté de maîtriser nos chiffres, de mieux connaître notre société, et de bâtir des politiques fondées sur la réalité. Avec des données fiables, nous pouvons mieux planifier, mieux répartir les ressources, mieux anticiper. C’est une avancée pour la gouvernance, mais surtout pour le développement de notre nation.

Propos recueillis par Souber Hassan