
Dans les années 1960 et 1970, au cœur du Sud-Est djiboutien, la ville d’Ali-Sabieh a été l’un des bastions les plus ardents de la lutte pour l’indépendance nationale. À l’époque, malgré un quotidien difficile rythmé par le travail au sein du chemin de fer franco-éthiopien – principale source de revenus pour de nombreuses familles –, les habitants ont activement pris part à l’effort collectif de libération.
Plus qu’un simple centre régional, Ali-Sabieh fut une pépinière de conscience politique, animée par des artistes engagés et une jeunesse éveillée. La troupe culturelle « Arrey », composée de jeunes hommes et femmes talentueux, joua un rôle central dans la mobilisation populaire. Par leurs chants et leurs poèmes puissants, ils ont contribué à éveiller les esprits, usant souvent de métaphores animalières pour dénoncer, à la manière d’un La Fontaine, les abus et les ruses de l’occupant colonial.
La résistance ne fut pas toujours armée, mais elle était vive, constante, et ancrée dans la culture. À travers leurs œuvres, les artistes galvanisaient la population et dénonçaient le joug colonial français, appelant sans détour au départ des colons et à la souveraineté du peuple. Cette effervescence intellectuelle et patriotique se propageait de bouche à oreille, de scène en scène, souvent dans l’ombre mais avec une puissance indéniable.
Malgré quelques épisodes de répression – manifestations dispersées violemment, bannissements de figures militantes de leur propre ville, comme Aska, la lutte resta essentiellement populaire, collective et résolument déterminée.
Face à l’évangélisation et à la propagande coloniale
L’installation d’une mission catholique et d’une école primaire à Ali-Sabieh témoigne de la volonté française de s’implanter durablement dans la région. Pourtant, cette tentative d’évangélisation rencontra une forte résistance de la part des autochtones, majoritairement musulmans et fiers de leur identité. La population est restée méfiante à l’égard des institutions coloniales, refusant d’être assimilée.
La propagande coloniale, elle, affirmait qu’un État indépendant serait impossible sans la France, mettant en avant les risques de conflits intercommunautaires entre Afars et Issas. Mais ces discours furent rapidement balayés par la détermination des leaders nationalistes, au premier rang desquels El-Hadj Hassan Gouled Aptidon et Dini Ahmed Dini, figures majeures de la Ligue Populaire Africaine pour l’Indépendance (LPAI). Leur combat politique, relayé dans les rues, les villages et les chants, a convaincu les foules que l’unité nationale était non seulement possible, mais nécessaire.
Les artistes – notamment les chanteurs et poètes – ont servi de catalyseurs dans ce processus d’éveil national. Par leurs paroles et leurs performances, ils ont mis en lumière les contradictions du pouvoir colonial, tout en exprimant l’aspiration d’un peuple à recouvrer sa dignité. Les femmes assajogs, elles aussi, ont activement participé à cette lutte. Présentes dans les comités, dans les manifestations, dans la logistique et même dans la stratégie politique, elles ont été les piliers silencieux mais inébranlables de la révolution pacifique. Dans les témoignages encore accessibles aujourd’hui, leur engagement est unanimement salué. Le vent de la décolonisation soufflait alors sur tout le continent. Dans cet élan panafricain, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) – ancêtre de l’Union Africaine – avait dépêché une mission à Djibouti. Cette délégation venue constater sur place les aspirations populaires a renforcé la légitimité du mouvement indépendantiste djiboutien sur la scène continentale et internationale.
Une mémoire vivante malgré le temps
Aujourd’hui, rares sont ceux qui peuvent encore témoigner directement de cette époque charnière. Nombre d’acteurs de la lutte ont disparu, emportant avec eux souvenirs et récits précieux. Néanmoins, les quelques anciens qui demeurent évoquent avec fierté un peuple uni, solidaire et farouchement engagé pour son émancipation. Ils n’ignorent pas que, comme partout ailleurs, certains collaborateurs – surnommés « Chadirleh » en langue locale – se sont mis au service de l’occupant, trahissant la cause nationale. Mais ces épisodes de division n’ont jamais pu briser l’élan d’un peuple debout.
Ali-Sabieh, par son courage, son art et son engagement, s’est inscrit dans l’histoire nationale comme un haut lieu de la résistance et du patriotisme. Le souvenir de cette époque demeure gravé dans les mémoires locales, nourrissant chez les jeunes générations la conscience d’un héritage précieux : celui d’un combat juste, pour la liberté et la souveraineté.
Ali Ladieh