
Chehem Watta n’est pas seulement un poète : il est une conscience. Dans l’espace aride et brûlant de la Corne de l’Afrique, cet écrivain djiboutien s’impose comme une voix rare, profondément enracinée dans la réalité de son peuple, mais ouverte sur les douleurs et les espérances du monde. Docteur en ethnopsychiatre et psychologie clinique, il porte l’écriture comme une seconde vocation, voire comme un sacerdoce. À travers une œuvre exigeante et lumineuse, marquée par la musicalité du verbe, la rigueur de la pensée et une compassion vibrante, il restitue à l’homme blessé sa part d’éternité.
Une biographie entre savoir, soin et combat
Né à Djibouti, Chehem Watta grandit dans une société tiraillée entre modernité et traditions. Il étudie en France, où il se forme à l’ethnopsychiatrie et à la psychologie clinique, discipline dans laquelle il obtient un doctorat. De retour à Djibouti, il exerce dans le système de santé notamment comme Secrétaire Général fondateur de la Faculté de Médecine de Djibouti, et devient conseiller du Président de la République pour les questions de santé publique, notamment la lutte contre le VIH/Sida.
Mais parallèlement à cette carrière institutionnelle, Chehem Watta cultive une autre forme de soin : celui par la parole poétique. Son engagement humaniste transparaît autant dans ses consultations que dans ses vers, dans ses actions de terrain que dans ses livres. Il anime régulièrement des ateliers d’écriture pour les jeunes, les migrants, les femmes victimes de violences. Pour lui, la poésie est une forme de médecine collective : elle nomme les douleurs, elle éclaire les traumatismes, elle invite à la reconstruction. Il est un des doyens de la littérature djiboutienne, avec à son actif une vingtaine de livres publiés. Son dernier recueil « Les corps sales », illustré par l’artiste éthiopienne Selome Muleta, lui a valu le prestigieux Prix Robert Ganzo 2024, récompensant l’ensemble de son œuvre poétique.
L’esthétique du désert : épure, verticalité et chant
La poésie de Chehem Watta se distingue par une esthétique de la sobriété. Fidèle à l’oralité des traditions nomades, il privilégie une langue épurée, tendue, traversée d’images fulgurantes et de silences pleins. Le désert, omniprésent dans son œuvre, est à la fois motif, métaphore et mémoire. Dans Testament du désert, le sable devient le support de l’effacement comme de la trace. Le vent, le roc, l’eau rare, tout concourt à une poétique du dépouillement où chaque mot pèse, où chaque vers est une halte.
Cette verticalité formelle reflète une quête spirituelle. Chez Watta, la poésie n’est jamais décorative : elle est ascèse, parole levée contre la nuit, souffle orienté vers le ciel. Dans Ô pays, perle sur la langue, il parle de la nation comme d’un corps blessé, mais aussi comme d’un lieu d’élévation possible. Sa Djibouti n’est ni mythifiée ni dénigrée : elle est aimée dans sa complexité, ses douleurs coloniales, ses tensions ethniques, sa dignité vivante.
Les corps humiliés : une poésie du cri et du deuil
Plusieurs recueils récents de Watta marquent un tournant vers une poésie plus explicitement politique. Dans Les corps sales, il prend à bras-le-corps la violence contemporaine : celle faite aux femmes, aux migrants, aux peuples déracinés. Le poème-titre évoque les viols de guerre, les mutilations, les humiliations que subissent les corps féminins dans les conflits oubliés du monde. En vers âpres, sans fard, l’auteur dit l’horreur – non pour la montrer, mais pour l’exorciser.
Ce recueil est suivi de Vendus comme pièces détachées de l’humanité, une longue plainte contre la marchandisation du corps humain, notamment dans les réseaux de trafic d’organes impliquant des migrants africains. Ce texte, d’une intensité rare, interroge la conscience mondiale : qu’avons-nous fait de l’humain ? Qu’avons-nous fait du frère ?
Chehem Watta, dans cette veine, rejoint les grands poètes de la résistance : Nazim Hikmet, Mahmoud Darwich, Aimé Césaire. Comme eux, il croit au pouvoir du verbe pour éveiller les consciences.
La rencontre des arts : poésie et peinture en dialogue
L’œuvre de Watta ne se limite pas à la page imprimée. Elle s’ouvre volontiers aux autres formes d’expression, notamment avec des peintres connus et reconnus comme Selome Muleta, Patrick Singh et Thierry Laval. Avec ce dernier, leur entente artistique a donné naissance à deux livres exceptionnels : Djibouti, le désert au bout du ciel et Failles. Dans ces livres-objets, la parole poétique s’adosse à l’image, créant un espace sensible où l’on voit et ressent à la fois. L’aquarelle devient extension du poème, et le poème commentaire du trait pictural.
Ces œuvres mixtes ont fait l’objet d’expositions à l’Institut Français de Djibouti, où elles ont rencontré un large public. Elles traduisent aussi la volonté de Watta de rendre la poésie accessible, de la faire sortir du livre pour toucher le regard, l’ouïe, le geste. Sa poésie est une expérience sensorielle et éthique.
Poète citoyen, intellectuel africain
Au-delà de son œuvre, Chehem Watta incarne un modèle d’intellectuel africain engagé. Son activité de formateur, ses prises de parole publiques, ses actions éducatives montrent qu’il ne conçoit pas la poésie comme une tour d’ivoire. Il participe activement aux cercles littéraires djiboutiens, tels que les cafés littéraires et les festivals, et soutient les jeunes talents de son pays.
Il défend une littérature francophone africaine ouverte, plurielle, libre, mais toujours ancrée dans les réalités sociales. Sa voix est reconnue bien au-delà de Djibouti : en France, en Belgique, aux États-Unis, où il a été invité par l’Université de l’Iowa dans le cadre de l’International Writing Program (2010). Cette reconnaissance internationale ne l’éloigne pas de son ancrage local : elle en renforce l’écho.
Pour Chehem la poésie est comme un territoire de réconciliation car il ne sépare jamais le beau du juste. Son œuvre est celle d’un homme qui a vu la souffrance et n’a pas détourné les yeux ; qui connaît les fractures de son pays et les traverse avec les mots pour boussole. Sa poésie, parfois méditative et sublime, parfois incendiaire et dénonciatrice , est toujours une manière de recoudre ce qui fut brisé. À une époque saturée de discours creux, son verbe est un rappel fondamental : l’écriture peut encore dire vrai. Elle peut consoler, éveiller, porter plainte et faire acte d’indignation. Elle peut unir les peuples sur la base de l’humain, du vulnérable, du sacré. Chehem Watta est un poète du présent et de l’intemporel. Il est la voix d’un pays, mais aussi le chant d’un monde à venir – plus juste, plus fraternel, plus vivant.
Mohamed Aden Djama