La contestation de l’ordre et du système colonial a été dans tous les domaines. Le présent billet portera sur les chansons afares à travers l’analyse de quelques productions de 5 artistes seulement. Il ne vise l’exhaustivité car le domaine artistique et littéraire est vaste.

Les chanteurs et compositeurs afars ont été au premier plan de la mobilisation, de la sensibilisation et de la prise de conscience des méfaits du joug colonial. Voix des sans-voix et surtout éclaireurs et « montreurs » des voies à suivre, les pionniers de la chanson afare se sont très vite attelés à la tâche au péril de leurs vies.

Ainsi, 5 artistes de renom ont brillamment défié l’ordre colonial, sa barbarie et sa tyrannie à travers leurs chansons et leurs compositions. Il s’agit de Cheik Ahmad, Goohari, Laqde, Talca et Haroun Daoud. Nous donnerons à titre d’illustration les titres de leurs chansons. Nous invitons nos lecteurs à consulter les textes et à écouter leurs chansons en profondeur car ils sont inépuisables dans un article et mérite un travail de longue haleine.

D’une manière subtile et intelligente pour certains, d’une manière voilée et indirecte pour d’autres, les artistes afars ont éveillé les consciences et ont tracé les voies de la remise en cause du système colonial à l’instar des autres pays de l’Afrique et du monde.

Dans ce contexte de lutte et de prise de position qui pourrait être dangereux pour les potentiels penseurs, le tandem Talca et Laqde affiche leur engagement sans faille mais avec vigilance et intelligence.  Ils incitent à la prise de conscience générale :  Goohari, pionnier et un des premiers chanteurs à avoir pris le micro lance l’appel à l’union sacrée des autochtones :

Engelay sinam tika, nengeleh sinam nekkek

Unissez-vous et soyez matures !

Ninni caddo maadenno

Nous atteindrons notre but

Naagatah fid’akkenno

Nous nous sacrifierons pour notre Patrie.

Des paroles sages et lourdes de sens.

Talca et Laqde ont diffusé sur les ondes des radios soumises à la censure coloniale des chansons qui incitent la population à la prise de conscience.

Talha interpelle son auditoire en lançant un appel à l’écoute des chants et productions artistiques et culturelles :

Yabna yab nek oggolee kee cin akke waa maraw .

Rabto siinik innu waa ,nuwwitoonuh innu waa ..

(O gens ! approuvez-vous

ou désapprouvez-vous nos paroles ?

Faut-il vous considérer

comme morts ou vivants ?)

Laqde en fait de même en tutoyant son interlocuteur :  Lih yaabam kok yabak yaah

yok mittannaa.  

Taabbeh tibba yok ,makkok abtannaa,

makoh abtannaa ?

(C’est à toi que je m’adresse,

me prêtes-tu attention ?

Tu m’entends et te tais, est-ce

une stratégie ou un stratagème ?)

Cela est aussi une manière d’attirer l’attention de leurs confrères aux sens profonds et cachés de leurs chansons, une mise en garde. Ils écriront, chanteront et produiront des textes variés et riches pour sensibiliser l’opinion publique aux méfaits de la colonisation et aux injustice vécues dans leurs êtres et leurs chairs.  La décennie 1967 à 1977, période charnière, a vu la création littéraire et artistique en forte hausse.  On y dénombre plusieurs chansons, des joutes oratoires et des pièces de théâtre consacrées à la lutte pour l’indépendance. Comme les Français avaient un système de contrôle et de censure rigoureux, les artistes exprimaient leurs rejets de la colonisation à travers leurs œuvres accessibles au grand public dans les langues locales. Toutefois, pour contourner l’appareil répressif du colon, ils passaient des messages implicites mais clairs dans leurs langues. On peut noter pour illustrer ces propos la création de Talca qui, sur un temps lyrique et élégiaque disait :

Yoo kee ku garay ma laqo ,

yot xin radu waam maa laqoo

(Quand se verrons-nous ? Quand me reposerai-je ?

Ou encore sur le même registre et tonalité :

Gaanibey yaamoh silaaloy amey, raksitam ku mamuutuk innal amey .. (Temps ombrageux, viens me couvrir de ton ombre et fraîcheur/C’est ton arrivée imminente que j’attends)

Le penseur et philosophe Laqde clame

sur un temps oratoire :

 (Qabarre baaxo roobuh tassallenna taaxige ?) (Sais-tu les besoins d’une terre asséchée ?)

A cela s’ajoute des productions musicales d’une grande profondeur :

Laqde revient au début des années 1960 avec une chanson où il appelle à la résistance,  à au réveil populaire :  

Gabaatukay ibak soolay imbida :

(Faites du bruit, tenez-vous débout !  

Réveillez-vous !)

Une injonction qui sonne comme un appel à la révolution.

Et la même année, Talca questionne d’une manière assez philosophique en invectivant la population :

Labhay inne mamlika ,amlikem ma sinniyo

(Peuple, je ne suis pas maître de moi ! Et pourtant je ne suis pas démuni !  Un questionnement sur le rapport de force et la domination qui dépossède les colonisés de leurs propres biens, de leurs terres et même de leur personnalité. La colonisation est rejetée parce qu’elle déshumanise le peuple colonisé, elle le dépersonnalise.  

De plus, on retrouve dans ce répertoire riche et atemporel, des textes d’une richesse littéraire immense.

Laqde, présente l’indépendance comme un arbre dont il cherche l’ombrage sous le joug et la domination coloniale qui apparait comme dictatorial et tyrannique :  

Qinab caxay ku silaalo/Raksita koo geyankeh,

Arbre de raisin, j’attends ton ombre

avec impatience/ Je ne sais pas quand je l’aurai)

Kok angaaraw beleyyaa ,

ku walal bakar bakaara

(Ta rencontre est encore furtive/

Notre romance est mirage.)

Et Talca personnifie la Partie et dit :

Ni rasow xin koh kure waynam nee lafele,

tu miqih koo bicsite waynam nek cami le.

(Terre-mère veiller pour toi est pour notre

bien-être/Ne pas te construire

en temps utile nous abaissera.)

Une autre légende de la chanson afar le maestro Cheikh Acmad offre une chanson moralisatrice et dotée d’un discours avant-gardiste :

Tamaatu wayt’ayro malat sugaanam le ..

(Le jour à venir se prépare en avance !)

Enfin, au moment d’accéder à l’indépendance en 1977, après avoir conscientisé, sensibilisé et Talca compose des chansons pour accueillir l’indépendance avec tous les honneurs :

Karcibah solleh faxenna luk tamaateh kakkuqenno iyye ,abtem Ibraahim wayte .

(Nous sommes débout pour t’accueillir, on t’accueillera dans toutes les circonstances.)

Il produit une autre chanson aussi :

Ma dannitin ,ma rammitin ,

ku Shaqbi ramma koo ma haa

(Ne nous boude pas, ne t’abaisse pas, ton Peuple ne te laissera pas baisser.)

Ces deux chansons sont chantées par Ibrahim Wayte.  Il ajoute avec verve et amour patriotique :

-Naagatow,ni wadba koo ,nek mano rakiibo koo

(Patrie, c’est toi notre repaire, tu es le fpndement de notre existence.) Elle est chantée par Abdo Isse.

Dans un cadre presque mystique et cultuel, il écrit une autre chanson qui sera chantée par Bilila Abdo :

Biloo bilo, bilisay nel bile alsi nel lem aba :

Apparition/Apparition/ Accueillez le mois et acquittez de vos devoirs envers ce mois.

Cette chanson s’imprègne de la culture afare où les mois sont accueillis avec ferveur et vœux.

Ce texte fait donc les vœux de la population djiboutienne pour le mois de l’indépendance qui est accueilli avec tous les honneurs et enthousiasme.

Pour conclure en beauté des années de sacrifices, d’engagement et de combat des artistes sur la scène : Haroun Daoud offre au Peuple

deux chansons dont les portées et les messages

ne se sont jamais taris :

Qasa bad wanoh le bandiiratow ,

ku siyaasa baaxo kah xiine lem

Drapeau qui règne sur la Mer Rouge/

C’est toi qui dictera les règles au monde

Booluy amot labaatanna le,

rasi xixxibaane yubleh suge

Pendant 120 ans, le territoire fut accablé d’un joug.  Le mois de l’indépendance devient donc le leitmotiv des chansons djiboutiennes de toutes les expressions :  Moussa Ckeikh Baxa chante :

Alsal alsi kataatakaa , ayrol ayro kataatak , muxxo lalsi lakat suge , luddi yoobokeh maacise,

Les mois se sont succédés aux mois, les jours se sont succédés aux jours, le meilleur des mois était à venir/Une branche vient de pousser.

Talca confie à Bilila un texte profond et significatif marquant le moment solennel tant attendu, espéré et rêvé par tout un peuple :

Bar taban kee nammayal Tewqe bandiirat saroo

Le soir à minuit le drapeau a été soulevé.

Enfin, tels sont les quelques exemples de titre que nous avons jugé pertinents pour mettre en lumière la place de l’artiste dans une société en situation de domination. Hommage à ces héros d’hier et d’aujourd’hui et de toutes les communautés nationales confondues. Ils ont payé de leur liberté, ils ont connu la prison, la censure et la répression. Ils sont restés débout.

Un grand merci à Alwan Bourhan, président du Pen Afar pour la documentation et les ressources mises à notre disposition.

Dr Aboyta