Les systèmes éducatifs coloniaux en Afrique ont été façonnés par les puissances européennes, reflétant leurs philosophies administratives et culturelles. Le système francophone, dominé par la France, privilégiait l’assimilation et la centralisation, tandis que le système anglophone, sous l’influence britannique, mettait l’accent sur l’administration indirecte et une approche plus pragmatique. Cette analyse compare ces deux modèles en s’appuyant sur les exemples de Djibouti (colonie française) et du Kenya (colonie britannique), en examinant le niveau de développement éducatif, les approches pédagogiques et leurs impacts sur les pays et populations.

Contexte historique des systèmes éducatifs coloniaux 

Dans les années 1950, l’Afrique était encore largement sous domination coloniale, avec une décolonisation naissante. Le système éducatif français visait à intégrer les colonies dans la “mère patrie”, en imposant un curriculum uniforme, laïc et en français, pour former une élite assimilée. En revanche, le système britannique était plus décentralisé, utilisant des écoles missionnaires chrétiennes et un enseignement en anglais, souvent limité aux besoins administratifs locaux, avec une moindre emphase sur l’assimilation totale.

Djibouti (Côte Française des Somalis et ensuite Territoire des Afars et des Issas)

La France a établi son contrôle sur Djibouti en 1888, principalement pour des raisons stratégiques liées à l’accès à la mer Rouge et à la liaison avec l’Éthiopie. La colonisation française a stimulé le développement d’infrastructures clés, comme le port de Djibouti et la ligne de chemin de fer Addis-Abeba-Djibouti (achevée en 1917), favorisant le commerce et l’urbanisation. Cependant, elle s’est concentrée sur l’exploitation économique et militaire, créant des inégalités sociales, une dépendance économique et un retard dans l’éducation et l’agriculture, laissant un héritage de pauvreté et de tensions ethniques post-indépendance.

Djibouti, officiellement colonie française depuis 1896, adoptait un système éducatif strictement francophone. L’éducation était centralisée, avec un curriculum inspiré de celui de la métropole : enseignement primaire obligatoire en français, axé sur les valeurs républicaines, la littérature et l’histoire françaises. Les écoles étaient rares et concentrées dans les zones urbaines comme Djibouti-ville. Le taux d’alphabétisation était faible, estimé à environ 10 % de la population adulte en 1950, en raison d’investissements limités et d’une population nomade. Djibouti a obtenu son indépendance le 27 juin 1977. La population est estimée à cette date à environ 250 mille habitants.

Kenya

Protectorat britannique depuis 1895, Le Kenya était crucial pour le chemin de fer de l’Ouganda (achevé en 1901), reliant Mombasa à Kisumu pour accéder aux ressources de l’Ouganda et du Soudan. Il offrait des terres fertiles pour des plantations de café, thé et sisal, générant des profits agricoles et servant de base militaire pendant les guerres mondiales.

Le Kenya bénéficiait d’un système éducatif anglophone plus développé, influencé par les missions chrétiennes (catholiques et protestantes). L’enseignement était divisé en écoles primaires (en anglais et langues locales) et secondaires, avec un accent sur les compétences pratiques pour l’administration coloniale. Des institutions comme l’Alliance High School formaient une élite. Le taux d’alphabétisation atteignait environ 30 % en 1950 dans certaines régions, grâce à un réseau plus étendu d’écoles, bien que l’accès restait inégal entre ethnies. Le pays a accédé à l’indépendance le 12 décembre 1963. A cette date le Kenya comptait environ 8 millions d’habitants.

Comparaison des approches pédagogiques

La France, sous l’influence de la Révolution et de Napoléon, privilégiait un État fort et une éducation uniforme pour forger une identité nationale. Le système français à Djibouti était hautement centralisé, avec un contrôle direct de Paris, imposant un curriculum uniforme pour assimiler les élèves à la culture française. Le Royaume-Uni, avec son système parlementaire et son fédéralisme, encourageait l’autonomie locale et le pluralisme, évitant un contrôle étatique excessif. Au Kenya, l’approche britannique était plus flexible, déléguant aux missions locales et aux autorités régionales, permettant une adaptation aux contextes ethniques et linguistiques.

L’enseignement en français à Djibouti visait l’assimilation totale, marginalisant les langues locales (Somali, Afar). Au Kenya, l’anglais était la langue d’enseignement supérieur, mais les langues vernaculaires étaient tolérées au primaire, reflétant une stratégie d’administration indirecte plutôt que d’assimilation forcée.

La Révolution industrielle britannique favorisait une éducation pratique et commerciale, tandis que la France mettait l’accent sur l’éducation civique et laïque post-1789.

Les deux systèmes étaient élitistes, mais le Britannique au Kenya offrait plus d’écoles (environ 5 000 écoles primaires en 1950 contre moins de 20 à Djibouti), favorisant une alphabétisation plus large, bien que limitée aux zones rurales. Djibouti était beaucoup moins peuplé que le Kenya, mais à comparaison égale le nombre d’écoles était largement plus faible dans la Côte française des Somalis.

Niveau de développement éducatif

Au Kenya, les missions chrétiennes étaient très actives et ont établi un réseau d’écoles plus dense, utilisant souvent les langues locales dans l’enseignement primaire. La collaboration entre l’État et les forces religieuses était acceptée. Cela a permis de toucher une proportion plus large de la population rurale. Bien que des missions catholiques françaises aient aussi été présentes à Djibouti, elles n’ont pas bénéficié du même niveau d’intégration ou de soutien systématique de la part de l’administration laïque (loi de 1905 sur la laïcité, séparation de l’Église et de l’État). En termes quantitatifs, le Kenya surpassait Djibouti : en 1950, le Kenya comptait un taux d’inscription scolaire primaire d’environ 30 %, contre 10 % à Djibouti. Les investissements britanniques étaient plus élevés, avec des écoles secondaires formant des cadres administratifs. À Djibouti, l’éducation restait rudimentaire, avec un focus sur l’enseignement primaire. Qualitativement, le système kenyan produisait une élite plus diversifiée, tandis que celui de Djibouti créait une toute petite élite francophone.

Impact sur les pays et les populations

L’éducation française a laissé un héritage linguistique durable, avec le français comme langue officielle post-indépendance (1977). Cependant, elle a freiné le développement en créant une dépendance culturelle, limitant l’accès à l’éducation pour les populations rurales. Le faible niveau éducatif a retardé le développement économique.

Le système britannique a facilité une transition plus fluide vers l’indépendance (1963), en formant de nombreux leaders. L’anglais comme langue internationale des affaires a boosté l’économie, attirant des investissements étrangers.

À Djibouti, l’assimilation a créé une fracture entre élites francophones et masses analphabètes, renforçant les divisions sociales. Au Kenya, une éducation plus accessible a favorisé l’émergence d’une classe moyenne africaine, mais avec un risque d’aliénation culturelle.

Les populations kenyanes bénéficiaient d’un meilleur accès à l’éducation, réduisant la pauvreté et augmentant la mobilité sociale. Le Kenya garde une avance sur Djibouti en 2025 (taux d’alphabétisation de 83 % en 2025 au Kenya). À Djibouti, le faible développement éducatif s’est traduit par un taux d’alphabétisation stagnant jusqu’aux années 1980. Mais, des réformes importantes ont été engagées par la suite pour rattraper le retard.

Quelles pistes de développement du système éducatif de Djibouti

Djibouti a accédé à l’indépendance en 1977, avec un système éducatif embryonnaire, concentré uniquement dans la capitale et avec un taux de scolarisation extrêmement. Le bilan en 2025 montre que le bond en avant est massif. Le budget consacré à l’éducation est important (20 % du budget total). Le taux d’alphabétisation est passé à environ 53 % aujourd’hui (DISED). Le taux de scolarisation au primaire a également fortement progressé au fil des décennies. Bien que la progression en pourcentage soit impressionnante, Djibouti partait de si bas que le niveau absolu reste inférieur à celui du Kenya. Le pays fait face à des défis persistants d’accès à l’éducation dans les zones rurales et pour les filles.

Pour rattraper le retard dû à l’héritage d’un système éducatif colonial élitiste et inégalitaire, Djibouti a engagé plusieurs réformes. Les pistes de développement se concentrent sur l’inclusion, l’accès universel, l’amélioration de la qualité de l’enseignement.

Depuis l’indépendance et surtout depuis les états généraux de l’éducation de 2000, l’objectif principal est de garantir l’accès de tous les enfants à une éducation de base de qualité, en mettant l’accent sur les zones défavorisées et les populations marginalisées. Djibouti poursuit la lutte contre l’analphabétisme des adultes par des programmes d’éducation spécifiques, avec une attention particulière pour les femmes doublement désavantagées.

Une école de l’époque de la Côte Française des Somalis, illustrant le système éducatif francophone centralisé et élitiste.

L’héritage colonial se caractérisait souvent par un enseignement déconnecté des besoins locaux. Il est donc important aussi de renforcer l’adaptation du système aux réalités nationales et au marché du travail. Les efforts engagés devraient se poursuivre concernant l’alignement des cursus scolaires sur les besoins économiques du pays pour améliorer l’insertion professionnelle des jeunes diplômés.

Élèves d’une école coloniale britannique au Kenya (années 1950) — l’anglais comme langue d’enseignement, des uniformes, et un réseau d’écoles plus dense qu’à Djibouti à la même époque.

En outre, il faudrait améliorer l’intégration des valeurs sociales et culturelles de la communauté dans le programme éducatif, tout en favorisant la citoyenneté. Il est essentiel de valoriser l’enseignement des langues nationales.

Une approche systémique holistique est essentielle pour coordonner les efforts et assurer la durabilité des réformes.

Il n’existe pas de “meilleur” système éducatif colonial dans l’absolu. Les deux systèmes étaient fondamentalement des instruments de domination coloniale, conçus pour servir les intérêts de la métropole. Cependant, leurs héritages continuent d’influencer les systèmes éducatifs actuels dans les pays anciennement colonisés. La comparaison entre Djibouti et le Kenya illustre comment les approches éducatives coloniales ont façonné durablement les trajectoires postcoloniales. Le modèle britannique, plus pragmatique et étendu, a offert un développement éducatif supérieur, favorisant une indépendance plus inclusive. Le modèle français, axé sur l’assimilation, a laissé un legs plus restrictif. Si l’héritage colonial a donné un avantage initial aux anciennes colonies britanniques, le développement actuel des systèmes éducatifs dépend fortement des politiques nationales postcoloniales de chaque pays.

Abdallah Hersi