
Djibouti, l’exception monétaire née de la colonisation
Les 15 et 16 octobre 2025, la République de Djibouti accueillera le premier Forum des Journaux Officiels Africains. L’événement peut sembler technique, voire administratif. Pourtant, il illustre une constante dans l’histoire de ce petit pays de la Corne de l’Afrique : sa capacité à transformer des instruments institutionnels en leviers de stabilité et de reconnaissance internationale. Le mois d’octobre a d’ailleurs une résonance particulière dans l’histoire de la République de Djibouti. C’est en effet, le 19 octobre 1948 que la Côte française des Somalis décida d’arrimer sa monnaie au dollar américain, une réforme appliquée quelques mois plus tard, au printemps 1949, lorsque les disponibilités en devises de la métropole le permirent. Djibouti devint alors le premier territoire colonial français à détacher sa monnaie du franc pour l’arrimer directement au billet vert. Déjà, le territoire traçait une voie singulière : une monnaiepensée comme gage de crédibilité et de stabilité dans un environnement dominé par les devises coloniales.
Le poids des monnaies d’usage dans la région
Bien avant cette rupture, la Corne de l’Afrique avait vécu au rythme du thaler de Marie-Thérèse. Cette pièce d’argent autrichienne, frappée dès 1744 et encore utilisée dans les années 1950, incarnait une inertie monétaire fondée sur la confiance collective. Ni la France, ni le Royaume- Uni, ni l’Italie, ni même l’Éthiopie n’avaient réussi à en effacer l’usage. À Djibouti, le franc colonial peinait à s’imposer. Le commerce régional reposait sur une mosaïque de devises : le thaler pour les échanges à longue distance, la roupie indienne pour le cabotage, le dollar éthiopien pour le voisinage. Le franc restait cantonné aux caisses publiques, reflet d’un pluralisme monétaire bien enraciné.
La faillite du franc colonial
La Seconde Guerre mondiale précipita l’effondrement du franc. Le blocus allié fit exploser la masse monétaire et l’inflation. En janvier 1943, une réforme brutale imposa l’estampillage des billets avec une décote allant jusqu’à 90 %. Des milliers de porteurs, notamment parmi les populations nomades, perdirent ainsi toutes leurs économies. La confiance s’évapora : le franc subsistait légalement, mais avait quasicomplètement cessé d’exister socialement.
L’intégration de Djibouti dans la zone franc CFA en décembre 1945 ne fit qu’amplifier une défiance déjà bien installée. Trois dévaluations en cinq ans suffirent à achever le crédit de la monnaie française. Un marché noir florissant imposait désormais ses propres règles. Dans ce port ouvert aux flux mondiaux, les transactions se réglaient désormais presque exclusivement en devises étrangères. Les échanges avec l’Éthiopie se soldaient (i) en livres sterling, (ii) en dollars éthiopiens ou (iii) se détournaient vers Aden au Yémen. Le franc somali n’était plus qu’une « unité de compte » théorique, vidé de toute substance. Les dévaluations à répétition, perçues comme le signe d’une faiblesse chronique, déclenchèrent une véritable contestation monétaire : commerçants et négociants rejetaient massivement la devise officielle, préférant un écosystème régional plus crédible utilisant (i) le thaler de Marie-Thérèse, (ii) la roupie indienne, (iii) le shilling est-africain ou (iv) le dollar éthiopien. Toutes ces histoires, nous les retrouvons par fragments dans les Journaux Officiels de l’époque où l’administration coloniale tentait, désespérément, de faire coexister ces différentes devises.
La défiance gagnait même les travailleurs. Nombre d’entre eux, migrants venus « faire des économies » avant de repartir, refusaient d’être payés en francs, jugés trop instables. Ils réclamaient des devises solides, convaincus que la monnaie française n’était qu’un support fragile, incapable de préserver la valeur de leurs modestes revenus. « La main-d’œuvre la plus compétente dont nous disposons au CFS est composée d’Arabes du Yémen » disait un responsable local. « Ils ne veulent pas économiser en francs. Il a donc fallu leur verser un quart de leur salaire en roupies librement exportables. Aujourd’hui, on dit qu’ils réclament les deux tiers de leur salaire en devises étrangères. […] Leur manque de confiance était tel qu’ils ont même exigé de recevoir ces devises immédiatement. C’est pourquoi nous avons dû promettre aux coolies arabes travaillant dans le port que leur salaire serait converti en roupies au fur et à mesure qu’il serait gagné. Il est également clair que dans ces conditions, la souveraineté monétaire de la France tend à devenir un vain mot ».
Pour Paris, le constat était brutal : la monnaie coloniale avait cessé d’exister socialement. La Banque de l’Indochine, censée incarner la crédibilité française dans la région, voyait son autorité s’effondrer. La souveraineté monétaire de la France s’évaporait dans la Corne de l’Afrique, remplacée de facto par un patchwork de monnaies étrangères plus fiables. Dans ce vide de légitimité, il ne restait qu’une issue : arrimer Djibouti à une devise capable d’inspirer confiance.
1949 : le choix du dollar
Face à cet échec, Paris opta pour une solution radicale : retirer Djibouti de la zone franc CFA et créer une caisse d’émission. Chaque franc devait être couvert à 100 % par des réserves en dollars. Inspiré des currency boards britanniques, le mécanisme garantissait stabilité et convertibilité, mais au prix de la perte de toute autonomie monétaire. La discipline ne reposait plus sur l’adhésion sociale, mais sur un ancrage externe.
Ce choix fit de Djibouti une enclave dollarisée dans une région encore dominée par la livre sterling. Pour la France, c’était un aveu de faiblesse, mais aussi un calcul stratégique : sécuriser le rôle du port de Djibouti et ancrer le territoire dans le camp occidental en pleine guerre froide. Pour les États-Unis d’Amérique, c’était une porte d’entrée dans la Corne de l’Afrique.
Deux monnaies, deux destins
Soixante-quinze ans plus tard, le contraste avec le franc CFA est saisissant. Le CFA, malgré sa solidité technique, reste prisonnier de son image coloniale et suscite les critiques d’une jeunesse qui y voit un symbole de dépendance. Le franc djiboutien, lui, n’a jamais été dévalué. Grâce à sa stabilité et à son nom propre, il s’est enraciné socialement et est devenu un marqueur de souveraineté acceptée par la population, les commerçants et par toute la sous région.
Deux monnaies nées de la colonisation, deux trajectoires opposées : l’une rejetée comme instrument de domination, l’autre adoptée comme vecteur de confiance. Une leçon se dessine : une monnaie ne vit pas seulement de son équilibre technique, mais de la confiance socialequ’elle inspire. Cette histoire monétaire, Notre histoire monétaire, nous la partagerons avec nos concitoyens dans le cadre de l’exposition HÉRITAGE qui se tiendra à DJIBOUTI du 15 octobre 2025 au 15 novembre 2025 mais également avec les chercheurs du CERD et nos étudiants de l’université de Djibouti dans le cadre de conférences dédiés à ce passionnant sujet.
Moustapha Aman
Économiste, spécialiste des systèmes monétaires de la Corne de l’Afrique











































